La bataille - 14 avril 45

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Mes soupçons se trouvent confirmés dès le lendemain. Nous devons faire nos paquetages pour aller livrer bataille. L'affrontement, que nous attendons depuis six mois, a commencé aujourd'hui-même avec le déclenchement de l'opération "Vénérable". L'excitation monte en flèche dans nos rangs. Nous allons en être !

Nous grimpons dans des camions qui nous ramènent à Vendays où nous recevons nos constitutions de groupe. Comme Pierre, je serais chef de section, avec pour chef de pièce Boissières, Vincent en guise de tireur, Abel au chargeur et quatre autres camarades dont Yves comme pourvoyeurs. La chance me sourit, on m'a attribué une bonne équipe. On nous confie trois Brownings, des mitrailleuses américaines sur lesquelles j'ai pu m'entraîner pendant le stage, que nous essayons avant de partir.

Arrivés au pied de la dune du nègre, tout s'enchaîne à une vitesse vertigineuse dans le chaos le plus complet. Nous constatons que les Espagnols ont déjà attaqué il y a plusieurs heures. Alors que nous marchons en direction du front de mer, nous croisons en sens inverse une cinquantaine d'hommes que l'on évacue sur des brancards. Les membres déchiquetés que j'entrevois au passage ne laissent rien présager de bon pour les blessés. Certains ne passeront pas la nuit.

Blème, Vincent murmure, plus pour lui-même que pour nous :

— C'est un vrai carnage...

Je partage son avis. Les dégâts corporels causés par les mines sont les plus terribles que j'ai pu voir. À quelques heures près, nous aurions pu être à leur place. J'en frémis d'effroi. Sans avoir le temps de m'appesantir sur cette peur que je sens grandir dans mes entrailles, je déploie mon groupe sur la dune. Nous avons reçu l'ordre de tenir la position pour sécuriser la retraite des blessés.

Nous grimpons la dune au pas de course. La pente est raide, le sable se dérobe sous nos pieds, notre matériel nous semble peser des tonnes; mais l'adrénaline nous donne l'impulsion nécessaire pour parvenir au sommet. En quelques secondes, nous plongeons à plat ventre avant de déplier les trépieds de nos Brownings puis de nous mettre en position de tir. Ce que nous découvrons depuis notre poste n'est que désolation. L'état du champ de mines, en aval, démontre la violence des explosions qui ont eu lieu. Ces hommes que nous avons croisés ont donné leur vie pour permettre à nos forces armées de le franchir et d'attaquer les positions allemandes situées de l'autre côté.

Une heure passe et, hormis les corps des victimes, aucun ennemi n'est en vue. Je ne parviens pas à déterminer s'il s'agit ou non de chance, si bien qu'un étrange mélange de soulagement et de déception m'étreint.

Soudainement, une tâche apparaît à l'horizon. Un soldat. En uniforme. Il a les bras en l'air. Ce n'est pas un des nôtres. Il se rend.

— Je tire Adrien ? me demande Vincent, le doigt sur la gâchette.

— Non. Ne tirez pas.

— Ce fils de chien mérite de mourir !

— Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, crois moi. Mais on ne peut pas le tuer. Il se constitue prisonnier. Ce serait un crime de guerre.

— Crime de guerre, crime de guerre. Et poser des mines partout sur notre sol c'est pas un crime de guerre ça ?

— On ne tire pas. On le surveille. Au moindre indice légitime qui pourrait indiquer un piège, on tire. Sinon, on attend qu'il s'approche et qu'il se constitue prisonnier.

J'observe sa lente progression avec la concentration d'un rapace prêt à fondre sur sa proie. Je serai impitoyable si je détecte le moindre embryon de menace. Je n'ai pas le droit à l'erreur, la vie de mon groupe en dépend.

Sa démarche est maladroite, probablement déstabilisé par ses bras toujours pointés vers le ciel. Il tangue, il trébuche. Peut-être est-il blessé. Un scénario plausible qui expliquerait qu'il ait été laissé derrière par les siens. Soudain, il se prend un pied dans le sable. Il chute. Lorsque son buste touche le sol, c'est l'explosion. Une vive lumière. Un bruit sourd, comme aspiré par les tonnes de sable environnantes. Puis plus rien. Son corps a été pulvérisé, il est mort sur le coup.

Nous observons tous un silence pesant. Pour ma part, je reste immobile, comme en transe, tandis que je revis la scène au ralenti. C'est la première fois que je vois quelqu'un sauter sur une mine. Je m'attendais à autre chose. C'était si soudain, si rapide. Il n'a même pas eu le temps de crier.

J'entends à peine les paroles de Vincent.

— Il aura eu ce qu'il méritait ce chien.

Sa remarque me fait sortir de ma torpeur.

— Non, dis-je.

— Non quoi ?

— Il n'a pas eu ce qu'il méritait.

— Qu'est-ce qui aurait été mieux que ça ? Il est mort d'une mine qu'il a lui-même posée.

— Il est mort sur le coup. Il n'a pas eu ce qu'il méritait. Il aurait mérité de souffrir.

Je dis ça en repensant à tous ces camarades dont nous avons veillé les dépouilles, tous les copains ayant atterri à l'infirmerie, diminués à cause de ces foutues mines allemandes. Alors oui, qu'il s'en sorte par une mort nette et sans bavure, c'est injuste.

Nous restons plusieurs heures à notre poste sans voir l'ombre d'un autre Boche. Longtemps après que le soleil se soit couché derrière la ligne flottante de l'horizon, nous sommes relevés et redescendons la dune pour trouver le gîte au beau milieu des genêts où l'on nous donne les nouvelles du jour. Nous y apprenons la mort récente du président Roosevelt. Qu'un homme qui a joué un rôle aussi crucial dans ce conflit, meurt d'une hémorragie cérébrale, précisément à ce moment-là... On peut dire qu'il a choisi son moment. Il finalement n'aura pas assisté à la victoire qu'il a si ardemment soutenue.

Avec les nouvelles, arrive aussi le courrier. J'en reçois un de mes parents, envoyé il y a une semaine. Ils ne savaient pas encore que l'assaut avait été lancé. Je la lirai plus tard. Un second m'a été adressé. Par Simone. Je suis surpris. Après nos adieux, je ne m'attendais pas à ce qu'elle m'écrive. Pas si vite en tous cas. La lettre est plus épaisse et lourde qu'à l'habitude. Intrigué, j'en déchire délicatement le papier pour sortir un portrait photographique de la jolie blonde dont le visage m'est désormais si familier. Je le retourne pour y découvrir une inscription manuscrite :

En guise de porte-bonheur. Que Dieu te garde. Adieu. Simone.

Je fixe avec émotion ces quelques mots, avant de glisser de nouveau le cliché dans son enveloppe que je range dans mes effets. Les heures qui arrivent s'annoncent sombres. Un talisman ne me fera pas de mal. J'aurais préféré la savoir déjà partie dans les Landes, loin des bombardements et du front. Sa famille et elle sont beaucoup trop proches des combats... J'espère qu'ils n'auront rien.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant