Comme chacun d'entre nous, je porte, voûté, un lourd sac de matériel. Je me fais l'effet d'un bagnard prêt à s'effondrer après des mois de travaux forcés, tant mon corps est endolori et manque de sommeil. A ceci près que j'ai choisi d'être ici. C'est aujourd'hui que tout se joue à la Pointe de Grave. Aujourd'hui, nous allons écrire l'Histoire. Et l'Histoire n'attend pas. Pas plus que la guerre. C'est pour cette raison que nous sommes là, à cheminer dans le noir à quatre heures du matin en direction du bastion d'où continue de résister une centaine de combattants allemands avec leur Etat-Major.
— Ils sont fous ces Boches. Ils sont cernés, sans aucun espoir de victoire, et pourtant, ils refusent de se rendre, dit Pierre.
— Peut-être qu'ils trouvent la place confortable. Ils sont coincés là depuis que les Alliés ont coulé leur bateau l'été dernier. Ils ont eu le temps d'apprécier les charmes de la côte, dis-je.
— Avec le capitaine qu'ils doivent se coltiner ? Aucun risque. Il parait que c'est un nazi fanatique de la pire espèce.
— Il faut toujours se méfier des radicaux, ce sont les plus dangereux. Tiens, comme les Japonais avec leur Kamikazes.
— Les Japonais font ça par honneur. Les Nazis n'en ont aucun. Il n'y a qu'à voir ce qu'ils ont fait à Oradour-Sur-Glane...
Le souvenir du massacre perpétré coupe court à la discussion, plongeant la fin de notre marche dans un silence pesant que seul le martèlement de nos semelles vient rompre. C'est presque avec soulagement que je vois enfin se dessiner au loin l'échelonnement de blockhaus que nos bombardiers pilonnent depuis plusieurs jours. Notre compagnie s'écarte pour laisser la place aux chars. Ce sont à eux qu'incombe la charge de percer la carapace de béton qui nous fait face. Avec leur blindage, ils sont les seuls capables d'une attaque directe au sol. Nous, simples fantassins, sommes des cibles trop faciles pour le canon rotatif à 360 degrés qui défend la position.
Le soleil s'est levé depuis un moment déjà, et force est de constater que nos cuirassés sont impuissants à réduire cette ultime poche de résistance. L'aviation s'est pourtant jointe à leur efforts au petit matin, faisant désormais des manœuvres en piqué qui forcent l'admiration. Les bombardiers plongent droit sur leur cible, à la manière de faucons fondant sur leur proie, puis se redressent au dernier moment en libérant au passage leur cargaison explosive. Si nous n'étions pas sous le feu des balles ennemis, je m'arrêterais volontiers pour admirer la maîtrise dont font montre ces pilotes aguerris. Mais ce spectacle, si impressionnant soit-il, devra se passer de spectateur. J'écoute Georges qui nous donne nos ordres :
"Ils sont faits comme des rats là-dedans. Quand notre aviation aura infligé suffisamment de dégâts, ils voudront peut-être s'enfuir. Des sections ont été envoyées dans la forêt pour prévenir toute retraite de ce côté-ci. Votre mission sera de contourner la position par la plage pour finir de les encercler."
Alerte, je cours en prenant soin de balayer avec minutie la plage sur laquelle nous progressons, laissant loin sur notre gauche les macabres colonies de tétraèdres en béton censées prévenir un débarquement allié. C'est un dispositif de défense bien plus discret que je cherche à discerner. De petites boîtes rondes métalliques, un reflet argenté dans la lumière, une irrégularité dans le sol. L'horreur du corps qui a explosé si près de moi il y a quelques jours est gravée dans ma mémoire, je refuse de périr de cette manière. Ma vision se brouille, je cligne des yeux à cause de la transpiration qui s'écoule depuis mon front. Je l'essuie du dos de mon poignet après avoir trébuché une nouvelle fois. J'ai beau avoir serrer mes lacets autant que faire se peut, mes chaussures, trop grandes pour moi, se remplissent de sable. Je peinais déjà à évoluer sur ce sol meuble où nous nous enfonçons jusqu'aux genoux à chaque foulée, le surplus de poids dans mes godasses est un fardeau supplémentaire dont je me serais volontiers passé. Je souffle sous l'effort mais garde le rythme, soutenue par l'adrénaline qui sature mes veines. Du coin de l'œil, je repère l'approche de plusieurs bombardiers prêts à déverser une nouvelle salve de missiles.
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Marraine de guerre
RomanceAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...