La photographie

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Le soleil a depuis longtemps disparu derrière l'étendue marécageuse qui nous entoure pour laisser place à une obscurité dense assortie du coassement des grenouilles. Loin de la mélopée discrète dont j'étais familier chez mes parents, j'ai découvert dès le premier soir qu'une forte concentration de batraciens produit un véritable vacarme des plus désagréables aussitôt la nuit tombée. Malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à en faire abstraction.

Couchés sur nos paillasses, attendant un sommeil qui se fait désirer, Abel et moi discutons à voix basses pour tromper notre ennui tout en veillant à ne pas déranger nos autres camarades endormis. Je ne m'inquiète pas outre mesure, nos messes basses sont intégralement couvertes par le bruit ambiant, nous garantissant ainsi une certaine confidentialité favorable aux confidences.

— Alors, elle t'a répondu quoi Madeleine ? Chuchote Abel.

— Tu es bien curieux ! Tu la connais bien ?

— Je connais mieux Marguerite, Madeleine a trois ans de moins que nous, je n'étais pas en classe avec elle. Pour moi, elle a toujours été la petite sœur, avoue-t-il.

— Tu la savais aussi cultivée ? Dans sa lettre, elle m'a indiqué suivre des cours de chimie biologique à la faculté de sciences pour ensuite travailler dans un laboratoire. J'avoue que je ne m'attendais pas à ça.

— Tu m'apprends quelque chose. D'aussi loin que je m'en souvienne, j'ai toujours vaguement entendu que c'était une bonne élève mais rien de plus. Sa sœur n'est pas portée sur les mêmes intérêts, me répond-t-il.

— Ah oui ? Quel métier souhaite faire Marguerite ?

— Elle prépare le concours d'institutrice, m'informe-t-il.

— Voilà une famille studieuse ! Je suis un peu intimidé; les femmes de mon entourage ont plutôt l'habitude de se porter vers des emplois de couturières ou vers le travail des champs.

— Les choses changent mon vieux ! Tu as peur qu'elle soit plus intelligente que toi ? se moque Abel.

— Non non. Je suis juste surpris...

— Je te charrie, me rassure-t-il en gloussant.

— Et toi alors, Marguerite c'est juste ta marraine de guerre ou c'est... un peu plus ?

— J'ai toujours eu un petit faible pour elle, et je crois que le sentiment est partagé. Nous verrons comment les choses évoluent lorsque la guerre sera finie. Mais pas un mot à Madeleine, je te fais confiance.

— Je serais muet comme une tombe ! De toute manière nous commençons tout juste à correspondre, je me verrais mal l'entretenir de sujets aussi intimes ! Nous sommes ni plus ni moins que des étrangers. Je ne sais même pas à quoi elle ressemble...

— Pour ça, je peux sûrement t'aider, même si elle a dû bien changer depuis que je l'ai vue la dernière fois. Je me rappelle d'une adolescente brune... les cheveux bouclés... avec un visage agréable qui n'avait pas encore perdu ses rondeurs enfantines. A vrai dire, je ne saurais pas t'en dire beaucoup plus, je ne lui ai jamais porté ce type... d'attention.

— A la bonne heure ! Elle m'a promis de m'envoyer sa photo à la condition que je lui envoie la mienne. Mais je suis embêté car je n'en ai aucune; il faudrait que je me fasse tirer le portrait. Tu sais où je pourrais mettre la main sur un appareil photo ?

— Je ne sais pas non. Mais il y a un officier qui a tiré des photos prises il y a 15 jours lors de la manœuvre en bord de mer à laquelle on a participé. Tu devrais aller le voir. Peut-être qu'il y a une photo de toi ?

— Tu te souviens du nom de l'officier ?

— J'ai cru entendre Papillon, mais avec un nom comme ça, c'est sûrement un diminutif.

— Je vais me renseigner demain matin. Allez, on ferait mieux de dormir pour être en forme pour l'entraînement de demain !

— Avec toutes ces grenouilles, ce n'est pas gagné. Allez bonne nuit mon vieux.

— Bonne nuit.

***

Le lendemain, je me renseigne au cantonnement pour connaître le nom de l'officier qui a fait les tirages dont me parlait Abel. Je finis par trouver l'homme en question, dont le nom de famille est effectivement Papillon. Pour un officier, ça manque un peu de sérieux... Je parcours les différents clichés qu'il a pris; la plupart sont des vues d'ensemble qui ne m'intéressent guère. Il a néanmoins pris quelques portraits parmi lesquels j'ai le plaisir de trouver le mien. J'y apparais concentré sur ma tâche, un tantinet sévère mais naturel dans le feu de l'action; je me trouve plutôt à mon avantage avec ce bouc que j'ai gardé quelques semaines mais que j'ai rasé depuis. Je décide que ce cliché fera tout à fait l'affaire et paies la somme convenue à l'officier. Je remercierais Abel pour le tuyau qu'il m'a donné et qui s'est avéré fructueux. Mais je le ferai plus tard car pour l'heure, je dois participer à l'entraînement de football avec le reste de mon régiment afin de nous préparer au match lors duquel nous affronterons la section de Vertheuil; il me reste tout juste trente minutes devant moi et je compte mettre à profit ce temps libre pour mettre la touche finale à la lettre de Madeleine en essayant de la rendre aussi pétillante que la sienne.

"Chère marraine,

Voilà une dizaine de jours que j'ai reçu votre lettre et c'est seulement aujourd'hui que je me décide à vous répondre. D'après votre raisonnement mathématiquement conduit, il résulte, qu'acceptant de me prendre pour filleul, vous devenez obligatoirement ma marraine, et de plus, ma chère marraine.

Si je n'ai pas écrit plus tôt, c'est que j'attendais le développement de la photographie que je joins à cette lettre. Les F. F. I. ne disposant pas d'uniforme, vous excuserez ma tenue de civil. J'espère qu'en retour, vous m'enverrez votre photo; d'ailleurs, vous l'avez promis dans votre lettre ! J'ai hâte maintenant de recevoir une réponse; je me suis énormément intéressé à la lecture de ce que vous appelez vos idioties, écrites dans un style très enjoué. Mes lettres ne vous divertissent sûrement pas beaucoup. Bien que j'aime énormément la correspondance, mes aptitudes se portent plutôt sur les sciences, et en particulier sur les maths, que sur les lettres. Si je ne m'abuse, vos capacités sont autant littéraires que scientifiques ? Il est assez rare de voir les deux réunies...

Ici, le temps est maussade et nous profitons d'éclaircies pour nous entraîner au ballon en vue de disputer un match de football avec l'unité de Vertheuil dans quelques jours. Cette activité sportive a le mérite de nous offrir un moyen de nous dépenser tout en nous faisant penser à autre chose. Nous sommes également en plein préparatifs de la commémoration du onze novembre à l'occasion de laquelle un bal devrait être donné avec les villageois. J'espère que nous aurons bientôt une nouvelle victoire, plus récente cette fois, à célébrer.

Je vous laisse dans l'attente d'avoir de vos nouvelles.

Votre filleul,

Adrien"

Je relis une dernière fois ma missive avant de la plier puis de glisser le cliché entre les deux pans de papier que j'introduis dans une enveloppe. Elle part rejoindre celles déjà adressées à mes parents et à mon frère aîné. Ma correspondance n'a jamais été aussi dense que pendant la guerre; elle ne vaut certes pas les envolées lyriques de Lamartine, que j'admire tant, mais elle me permet de m'exercer au Français pour ne pas perdre la main lorsque je reprendrai mes études. J'ai tellement pris goût à l'exercice que j'envisage sérieusement de débuter un journal comme le fait Abel. Il ne me manquerait qu'un carnet pour me lancer. Je verrais si je peux trouver ce genre d'articles lorsque l'aumônier militaire passera pour les commissions.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant