L'infirmerie - partie 2

25 6 10
                                    


Une soudaine agitation me tire de mon sommeil, l'infirmerie semble être en branle-bas de combat. Je tourne la tête, hébêté, pour tenter de comprendre ce qui se trame; des brancardiers s'activent en tout sens pour acheminer ce qui semble être de nouveaux patients.

— Sauvez-moi, ne serait-ce que pour ma mère ! Hurle l'un d'eux en boucle tandis qu'on tente de lui refaire un garrot sur sa jambe déchiquetée, du sang coulant en abondance de son moignon.

— Que se passe-t-il ? demande-je sans succès à une infirmière pressée passant près de moi.

— Qu'est-ce-qu'il se passe ? répète-je à Abel en espérant qu'il soit réveillé depuis plus longtemps que moi et qu'il ait eu vent d'une information.

— Je ne suis pas sûr, j'ai entendu parler d'un accident de mines, me répond-il, incertain.

— C'est une patrouille qui est tombée sur un champ de mines non signalé, m'apprend un des soldats blessés par le tir d'essai raté.

— 'Paraît que l'coiffeur y est passé, avec le capitaine Marcel, l'sous-lieutenant et quatre gars qui l'accompagnaient, énumère le second.

— Combien s'en sont sortis ? demande-je.

— Quatre à c'qui paraît, mais c'ui-là est mal parti, me répond le second en désignant l'estropié qui a enfin cessé de crier, probablement évanoui.

Cette nouvelle hécatombe dans nos rangs me plonge dans une humeur lugubre qui n'arrange en rien mon état déjà peu reluisant. Plus que les Allemands eux-mêmes, ce sont les mines qu'ils ont posées qui se révèlent être les plus meurtrières. Toutes les semaines, le compte s'alourdit sans qu'on ne puisse rien faire pour l'endiguer. C'est encore pire quand on connaît personnellement les trépassés, comme c'est le cas pour le coiffeur. Tout le monde allait le voir dans la garnison parce qu'il était le seul à savoir couper les cheveux, de fait, son père était coiffeur et il était destiné à reprendre son salon avant que le STO ne l'oblige à renoncer à son projet. Il ne coiffera désormais plus personne... J'imagine que les cinq autres victimes manqueront aussi à leurs familles, une tragédie de plus dans cette guerre. Ils doivent bien rire les Allemands, retranchés bien au chaud dans leurs fortifications, en nous regardant mourir les uns après les autres. Que peut-on face à un terrain aussi vicieusement truffé d'explosifs ? Nous avons beau être vigilants lors de nos sorties, nous nous sentons tous impuissants face à cette menace, surtout lorsque l'on sait qu'un ou deux centimètres peuvent faire la différence entre un pas vers la vie et un vers la mort. Ce blessé hurlant arrivé à l'instant, ça aurait pu être moi.

Je pose les yeux sur ma correspondance avec Madeleine; elle me semble soudainement bien futile face à la réalité que nous vivons. Je me promets de ne jamais lui faire entrevoir cette noirceur-là dans mes lettres; que penserait une jeune fille des atrocités dont je suis témoin ? Il est des choses qu'il faut savoir garder pour soi.

— Tu choisis ton moment pour partir en perm' toi, dis-je à Abel dans une tentative maladroite de détendre l'atmosphère. Quand pars-tu ?

— Demain. Je suis pas fâché de partir d'ici quelque temps, m'avoue-t-il.

— Combien de jours ils t'ont donné ?

— Dix jours tout ronds.

— Tu as prévu d'en passer une partie à Nanterre ? demande-je taquin.

— Oui je vais y aller directement. Tu as quelque chose à faire parvenir à Madeleine ? C'est le moment où jamais, me dit-il en me rendant un sourire complice.

— Ne me regarde pas comme ça, Madeleine et moi c'est juste une relation marraine/filleul. Rien à voir avec ta Marguerite, réplique-je avec humour.

— J'ai rien dit l'ami, se défend-t-il avec une innocence feinte.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant