J'entre mais personne ne prête attention à moi. Je m'éclaircis la gorge pour m'annoncer.
"Je suis venue voir Madeleine Hervouet. Savez-vous où je peux la trouver ?"
Plusieurs têtes se tournent vers moi pour me dévisager comme si je venais d'annoncer la chose la plus incongrue qui soit. Ma présence me paraît plus que jamais déplacée.
Un petit vieux s'avance, le cheveux gris et le dos voûté. Sa tête est enfoncée entre ses épaules osseuses. Elles lui donnent un air un peu renfrogné, même si son visage dégage une certaine affabilité. Je ne sais pas encore si cet homme va me causer des difficultés ou bien m'aider.
— Et qui la demande je vous prie ?
— Sergent Adrien Bravet Monsieur.
— Docteur.
— Pardon ?
— Je vous prierais de m'appeler par mon titre. Docteur.
— Bien sûr. Toutes mes excuses Docteur.
— Il n'y a pas de mal Sergent.
Une jeune femme s'est détachée du groupe pendant ce court échange. Il me faut moins d'une seconde pour comprendre que c'est elle. A quoi je la reconnais ? Son sourire. Un sourire doux comme un matin de printemps. Un sourire vrai qui s'étend jusqu'aux yeux. Un sourire généreux qui fait remonter deux pommettes rondes comme des pommes. Un sourire à croquer assorti des yeux rieurs semblables à deux amandes ourlées d'un épais manteau de cils. Et que dire de ses cheveux caramel aux larges boucles rebondis ? Je suis sous le charme. Je dois paraître niais à la dévorer ainsi du regard.
— Madeleine, il semblerait que vous avez de la visite. Vous pouvez prendre votre pause.
— Merci Docteur.
Je savoure les sonorités de ces deux mots dans sa bouche. J'ai hâte de l'entendre parler plus longuement pour apprécier les intonations de sa voix.
Je la laisse me guider jusqu'à une pièce adjacente où nous avons un peu plus d'intimité. La porte reste néanmoins ouverte et je suis presque certain que tout ce que nous dirons ici sera audible par ses collègues. Nous nous regardons mutuellement. Chacun attend que l'autre se lance. N'y tenant plus, je prends les devants pour entamer la discussion.
— Vous devez sans doute être surprise de me voir ici. Je suis en permission de 15 jours. Comme vous m'aviez parlé de la clinique dans l'une de vos précédentes lettres, j'ai eu l'idée de venir vous saluer.
— Je n'en reviens pas de vous voir là, devant moi. Vous me prenez de court.
Un rire clair ponctue sa réponse. Il est charmant, comme sa personne. J'ai bien envie de l'entendre de nouveau. Je décide de la provoquer en douceur.
— Comme vous m'aviez reproché de ne m'être pas arrêté la fois précédente, je ne voulais pas risquer d'entretenir l'ire de ma marraine.
— Comme vous y allez ! Vous êtes tout pardonné, n'en parlons plus. Et en gage de paix, je vous prie de m'appeler Madeleine. Nous sommes amis après tout. Même si un ami véritable m'aurait prévenu de sa visite.
— Je me conduis parfois comme un rustre, ça arrive fréquemment chez les militaires. À ma décharge, on m'a offert inopinément de prendre toutes les permissions auxquelles j'avais droit pour 1945, et j'ai accepté car, voyez-vous, je suis sûr ainsi de les tenir.
— Je reconnais là votre pragmatisme. Mais vous êtes tout de même un grand cachotier : on vous imagine dans une ville recouverte de neige, on vous croit le nez gelé, l'œil mauvais regardant jalousement les cheminées fumantes de nos "bons amis" allemands, et vous êtes tout bonnement en permission ! Vous abusez de la situation Monsieur !
Elle est essoufflée après cette tirade débitée d'un trait. Ses joues sont colorées d'une délicieuse teinte rosée sous le coup de l'émotion. Ah, voilà la Madeleine que je connais. Vive et spirituelle sous ses dehors d'un calme trompeur. Je ne suis pas déçu.
— Voilà que vous me donnez du "Monsieur" alors que vous venez de me prier d'utiliser votre prénom un instant plus tôt. Appelez-moi Adrien, je vous en prie.
— Très bien Adrien, mais ne croyez pas que je sois dupe sur votre changement de sujet. Pourquoi n'êtes-vous pas en Allemagne ? Les conditions hivernales auraient-elles eu raison de votre résistance ?
— Il en faudra plus pour en venir à bout, même si j'avoue être fort déçu de mon séjour allemand. La raison de mon départ en permission est mon admission hypothétique à l'école interarmes de Coëtquidan le mois prochain. Je n'y compte pas beaucoup mais tant que les résultats n'ont pas paru, je conserve une lueur d'espoir.
— J'espère que vous ne ferez pas comme moi et que vous réussirez là où j'ai échoué.
— Ne soyez pas trop dure avec vous-même. D'après ce que je vois, vous avez bien réussi. Regardez-vous, dans votre blouse blanche, évoluant au milieu de médecins.
— C'est que vous ne m'avez pas vu faire des prises de sang. Voulez-vous vous porter volontaire pour me permettre de m'entraîner ?
— Il se trouve que je respire la santé et que je n'ai nul besoin de soin. Quel dommage...
— Si je ne vous connaissais pas, je vous penserais poltron. Mais puisque je connais votre courage, je ne mettrais pas en doute votre parole.
J'éclate de rire. Elle est incorrigible.
— Vous êtes impitoyable ! Je ne vous savais pas aussi vindicative.
— Si je vous taquine c'est que je vous vois bien douter de mes compétences. Sachez pourtant que j'assiste à des opérations. Tenez, pas plus tard qu'hier, j'ai observé une opération de l'estomac.
— Je vous assure que je suis très impressionné. Ne vous sentez surtout pas obligée de me prouver quoique ce soit. Quant à votre tendance à me taquiner, j'aurais bien tort de me vexer pour d'aussi inoffensives atteintes, au contraire, je vous invite à les multiplier, car cela m'amuse beaucoup.
— Vous ne me considérez pas comme un dragon alors ?
— Pas du tout. Je vous vois plutôt comme un ange taquin qui, par nature, se complaît à chatouiller l'amour-propre des autres.
— Vous avez l'art de faire des compliments. Moi, je crois que je suis plutôt portée vers l'art contraire, comme vous avez pu vous en rendre compte. C'est une question d'entraînement et mes professeurs ne ménagent pas leurs coups. Vous les connaissez je crois, ce sont Marguerite et Abel.
— C'est donc à eux que je devrais présenter mes remerciements pour nos conversations trépidantes. Je n'y manquerais pas.
— Je suis navrée mais le temps file et le laborantin en chef que vous avez salué tout à l'heure m'attend pour poursuivre mes tâches. Je vais devoir vous laisser.
— C'est bien normal, je vous ai dérangée en plein travail. Vous m'excuserez auprès de votre chef.
— Il n'y a rien à pardonner.
Elle se rapproche avant d'esquisser un geste pour toucher mon bras. Lorsque ses doigts atteignent ma manche, je frissonne malgré la couche de tissu qui sépare nos peaux. Ce doivent être les courants d'air. Il fait froid dans ce bâtiment. À moins que ce ne soit l'effet de son contact ? Je n'ai jamais ressenti ça auparavant.
— Avant de partir, ça n'est sans doute pas gentil de vous faire penser à la fin de votre permission, mais peut-être me ferez-vous le plaisir d'une seconde visite sur le chemin du retour ?
— Je ne peux rien vous refuser. Allez, filez, je m'en voudrais que vous vous fassiez punir pour le temps que je vous ai volé.
Le contact de sa main sur mon bras, aussi léger qu'une brise, s'envole pour dessiner un au revoir diaphane. Sa silhouette disparaît derrière la porte, emportant avec elle un petit morceau de moi. Elle me laisse, seul, avec une impression terrible et intense de vide qui me noue le ventre. Nous avons eu trop peu de temps. J'ai un sentiment d'inachevé. Ou de commencement. Je ne sais pas bien. Ce dont je suis sûre, c'est de ma visite prochaine. C'est une évidence, brutale et absolue. Nous allons nous revoir.
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Marraine de guerre
Roman d'amourAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...