Réveillon - partie 3

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Voilà quelques semaines que notre section a constitué une cagnotte de manière à pouvoir s'offrir un repas de réveillon. Elle s'ouvre au mess et se garnit à chaque fois que l'un d'entre nous lâche une grossièreté à table. Autant dire qu'elle s'est remplie assez vite pour atteindre pas moins de 435 francs. Avec cette somme, nous avons suffisamment d'argent pour nous acheter de la volaille, peut-être même une dinde, et des huîtres. Je n'en avais jamais mangé avant de venir en Gironde dont la région semble s'être fait une spécialité. Passé la surprise de la texture, je me suis rapidement fait à sa saveur iodée et en suis désormais friand. Pour compléter le tout, j'irais sûrement chasser avec Pierre. Nous sommes les deux meilleurs tireurs de la section et nous devrions sans peine pouvoir ramener du petits gibiers, probablement des lapins. Le fait que nous ayons tous les deux étudié en école militaire explique certainement notre adresse.

Après avoir confié la cagnotte à l'intendant pour qu'il aille faire les courses prévues, Pierre et moi prenons nos fusils et partons débusquer nos proies. C'est moi qui tire le premier lapin après en avoir laissé filer un autre. Pierre atteint une seconde bête à la patte, une blessure grave mais lui permettant quand même de détaler. Le coquin nous fait courir jusqu'à ce qu'enfin épuisé par l'hémorragie, il se laisse rattraper et achever. Nous avons le compte, deux lapins devraient suffire pour régaler toute la section d'un bon civet.

Sur le chemin du retour à la base, je cuisine Pierre pour tenter de lui soutirer le surnom que ses camarades lui donnaient à l'école de Tulle.

— Allez, tu peux me le dire à moi.

— Non !

— Je trouverais bien quelqu'un ayant fréquenté l'école en même temps que toi et à ce moment, ton secret sera éventé. Autant me le dire tout de suite.

— Et t'épargner la peine de chercher ? Certainement pas !

— Il ne doit quand même pas être si affreux que ça ce surnom. Si ? Je veux dire, qu'est ce qui peut justifier que tu en aies honte à ce point ?

— Pas la peine d'insister je te dis.

— Comme tu veux, je finirais par l'apprendre d'une manière ou d'une autre.

J'ai toujours été d'un naturel curieux et j'imagine tout un tas de possibilités toutes plus amusantes les unes que les autres.

— Qu'est-ce qui te fait sourire ?

— Oh rien. Je passe en revue des surnoms dans ma tête.

— T'es vraiment impossible !

— J'en été à "Narcisse" si tu veux tout savoir.

Ma confidence est suivie d'un silence avant que nous explosions tous deux de rire. Moi qui pensais notre relation partie d'un mauvais pied lors de notre première rencontre... A nous voir aujourd'hui, on a du mal à y croire.

A notre retour, l'intendant nous félicite pour nos prises et nous expose son projet de menu.

— J'pensais à un bouillon aux vermicelles pour l'début, j'ai tout c'qui faut pour le faire. Pour la suite, Marcel nous a dégoté des huîtres. Il est comme cul et chemise avec' les ostréiculteurs d'Hourtin c'ui là. Elles s'ront parfaites en entrée. Après ce s'ra poule au pot suivi d'un poulet rôti. Et des haricots verts pour accompagner ça et le civet de lapin que j'vais faire avec vot' gibier. J'ai quelques pommes, j'devrais pourvoir bricoler une tarte et un Millas pour finir en beauté.

Nous l'écoutons énumérer tous ces plats, plus appétissants les uns que les autres, sans oser l'interrompre. C'est qu'il me met l'eau à la bouche !

J'imagine que le tout sera généreusement arrosé de vin blanc et rouge, la boisson locale par excellence.

Pas étonnant que les Boches se soient retranchés ici. Il y a pire choix que le Médoc qui offre les plus grands crus viticoles français, que nos ennemis ne se privent pas de piller sans vergogne à chacune de leur incursion. Maintenant que la France a cessé d'envoyer ses meilleures récoltes en Allemagne, dans les proportions insoutenables qui nous étaient imposées, nous peinons tout de même moins à remplir l'intendance qu'au temps du maquis. Et on nous permet volontiers de festoyer comme ce soir avec du bon vin et de la bonne chair. Le moral des troupes s'en trouve bien amélioré.

Alors qu'on dépeçait les lapins en cuisine, la lumière s'éteint brusquement.

— 'Manquait plus que ça ! Comment j'vais faire à manger sans courant moi ?!

— Ne t'en fais pas, on va s'en occuper.

— Tardez pas trop. J'peux m'occuper avec les préparations mais va falloir que j'commence les cuissons dans l'heure, sinon c'est pas c'soir qu'on va manger mais c'te nuit.

Un soir de réveillon, beaucoup de personnes ont dû faire comme nous et se mettre à l'intendance tous en même temps. Le réseau électrique déjà branlant n'a pas tenu le coup. Nous demandons à Guyen de venir nous donner un coup de main mais après une heure à s'employer à trouver la panne, pas la moindre piste. Nous tentons même un système de branchage sur la mairie mais nous prenons le jus à de si nombreuses reprises que nous abandonnons. Nous finissons par nous brancher sur le réseau de la section voisine qui est parvenue à conserver le courant.

Notre bon cuistot devait être devin car c'est à 1h du matin que nous finissons par nous attabler pour faire honneur à son repas.

Les rires fusent, tout comme l'ivresse, et plusieurs gars se mettent à pousser la chansonnette. L'air qu'il viennebt d'entonner m'est très familier pour l'avoir chanté maintes fois avec les enfants de troupe. Étant moi-même un chanteur tout à fait correct, je mêle volontiers ma voix à la leur.

Quand le régiment,

Pour défiler plus gaîment,

Chante un refrain,

Avec entrain,

Les nouveaux venus,

N'osent chanter, très émus,

Car la plupart ne l'ont jamais entendue,

Mais, remplis d'ardeur,

Ils l'ont bien vite appris par coeur,

Et tout le monde chante en coeur :

Tout ça c'est pour la payse,

Tout ça c'est pour les amours !

Margot, Jeannette, Lise,

C'est pour vous que l'on chante toujours,

L'amour ça vous électrise,

Par lui notre coeur est pris,

On aime sa payse,

Tout autant qu'on aime son pays.

Et ainsi de suite, nous enchaînons chansons après chansons, verre après verre. Certains tentent même des solos. Surprenant comme les Capitaines et autres Lieutenants peuvent se décoincer avec un coup dans le nez. Ce soir, nous sommes tous égaux.

Nous cessons seulement nos sérénades à l'annonce de la distribution des cadeaux. La Croix Rouge s'est chargée de collecter des présents pour nous auprès de la population et nous touchons un paquet de confiseries à partager à deux. Pierre et moi découvrons dans le nôtre du pain d'épices, des biscuits, des bonbons et de la pâte de fruits, mais décidons de le garder pour plus tard. Nous sommes rassasiés après le repas de roi auquel nous avons eu droit. La distribution continue et je reçois un tricot, une paire de chaussettes usagées mais au combien espérée tant elles se font rares, et un mouchoir blanc.

Si mon cœur s'était serré à l'idée de passer les fêtes loin de ma famille et sans perspective immédiate de permission, mon humeur s'est allégée. Je suis ému par cette population qui pense à nous, sans même nous connaître, loin du front. Ce soir, plus que jamais, je me sens à ma place au sein de cette garnison.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant