Adossé au mur du quai, j’exhale avec application un nuage de fumée blanche, en essayant de former des cercles. Sans grand succès, il faut l’avouer. Je fixe l’embout incandescent de ma cigarette, la seule chose qui se rapproche un tant soit peu d’une source de chaleur dans l’atmosphère glaçante de la gare. Encore une heure de ce régime et je finis gelé jusqu’aux os. Je fourre ma main libre dans ma poche pour la préserver du froid lorsque je sens un paquet souple sous mes doigts. Mince, c’est le cadeau de Madeleine ! Dans la précipitation, j’ai oublié de le lui offrir. J’avais vraiment la tête ailleurs. Il ne me reste plus qu’à le lui envoyer dans une lettre. Voilà une occupation pour passer le temps pendant les longues heures de trajet qui m’attendent.
Une fois installé dans le train en partance pour le Lot, je retire mes mitaines et frictionne mes doigts pour tenter de leur redonner un peu de couleur. Un geste mécanique et régulier pour occuper mes mains tandis que ma tête divague ailleurs. A Nanterre, dans cette clinique de banlieue où travaille la plus charmante des laborantines. Elle m’a fait forte impression. Lui ai-je inspiré les mêmes sentiments ? Son invitation à revenir lui rendre visite le laissait entendre. A moins que je ne me sois fourvoyé ? Non, un courant comme celui qui est passé entre nous, ça ne s’invente pas. Nous avons là quelque chose de précieux. Peut-être même d’unique. Quelque chose que j’ai besoin de lui confesser par écrit.
Le 20 décembre 1945
Chère Madeleine,
“Dans mon jeune temps, j’avais un filleul, je ne croyais jamais le voir, il est tout de même venu un certain jour de décembre 45, j’avais 19 ans…”. Vos arrières petits-enfants attendront, bouche-bée, la suite de l’histoire, car j’ose espérer qu’elle ne s’arrêtera pas là !
Avant d’envisager l’avenir, passons un peu au présent. Avec votre permission, je vous appelle par votre prénom. Cela ne me semble pas tellement bizarre de vous appeler Madeleine, je trouve que c’est beaucoup mieux ainsi. En effet, ne sommes-nous pas déjà de vieilles connaissances, depuis plus d’un an que nous correspondons ? Nous pouvons bien nous permettre de nous interpeller par notre petit nom. En outre, il était bien normal que vous vous démettiez d’un titre que vous vous étiez vous-même attribué !
Pour venir vous trouver dans votre labo, j’ai dû faire appel aux bonnes grâces de votre sœur et d’Abel qui ont bien voulu me conduire jusqu’à votre repaire. Je m’excuse de les avoir dérangés. Je vous ai arrachée à votre travail sans doute très absorbant; cela, je ne le regrette pas, car j’ai eu le plaisir de vous voir pendant quelques instants. D’après la photo que vous m’avez envoyée, je ne vous aurais pas reconnue. Elle n’est pas, à mon avis, une fidèle reproduction de votre charmante personne; vous y paraissez bien plus âgée que la réalité. C’est d’ailleurs tout à votre avantage… Je ne céderai pas au désir de vous étaler toutes les impressions que vous avez laissées en moi après cette courte entrevue car j’ai trop peur de froisser votre modestie. En dehors de toutes considérations sentimentales, je puis me permettre de signaler tout de même un fait d’observation : j’ai retrouvé sur votre visage ce gracieux sourire, si bien représenté sur votre photo et que laissait deviner votre spirituelle correspondance.
Je vous souhaite de passer un joyeux Noël. À la veille de la nouvelle année, recevez vous et toute votre famille, mes meilleurs vœux de santé et de bonheur. Peut-être avec 1946 retrouverons-nous un peu du bon vieux temps d’avant guerre…
Je vous quitte, chère Madeleine, dans l’espoir de vous revoir bientôt.
Sincères amitiés,
Adrien
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Marraine de guerre
RomanceAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...