Cérémonie

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11 novembre 1944

— Le capitaine m'a désigné chef de groupe pour aller chercher du gibier en vue du repas qui sera donné ce soir. Pierre, tu en es ? Je demande.

— Evidemment ! Sans moi, tu risques de rentrer bredouille, crâne-t-il.

— Je te signale qu'à l'exercice de tir au cent mètres de ce matin, j'ai fait carton plein ! Je me défends, piqué au vif qu'on remette en cause mes compétences de tireur, dont je suis plutôt fier.

— Un coup de chance, c'est tout, me charrie-t-il en reniflant théâtralement, un sourire en coin.

— Tu es jaloux c'est tout. Je compte sur toi alors ou pas ?

— Bien sûr ! Tout plutôt que d'être de corvée de pluche en cuisine, finit-il par répondre de bonne grâce.

— Alors va t'habiller en tenue de campagne et rejoins-nous près des cuisines. Départ dans quinze minutes.

Le temps de rassembler les autres volontaires et notre groupe est fin prêt pour partir. Nous sommes équipés de fusils dont les seules cibles aujourd'hui seront les lapins, ou, si nous avons de la chance, des chevreuils. Je ne suis pas étranger à la chasse, j'ai l'habitude de la pratiquer avec mon père dans le Causse, même s'il est bien plus habile que moi qui me défend néanmoins très honorablement. D'autant plus après notre entraînement à Toulouse où j'ai pu affiner mes talents de tireur sur différents types d'armes. Plus qu'une question d'adresse au tir, il s'agit ici de réflexe et de sang-froid car les cibles sont mouvantes et imprévisibles. Nous sommes bien loin des conditions d'exercices dont nous bénéficions à la caserne.

J'espère que nous ne reviendrons pas bredouille car le dîner de fête de ce soir risquerait d'être bien fade sans cet apport en viande. Nous avons trop souvent de simples pommes de terre en robe de chambre en guise de repas, l'occasion est trop belle de mettre du beurre dans les épinards en s'octroyant un gueuleton digne de ce nom. C'est donc animés de cette motivation unanimement partagée que nous partons en chasse, le pas leste et le cœur léger.

***

Nous avons finalement tiré deux lapins que nous avons confiés aux cuisines avant d'aller faire un brin de toilette en vue du de la messe et de l'hommage prévu au monument au mort. Nous faisons grande impression sur les villageois qui, bien que voisins de notre cantonnement, n'ont eu que rarement l'occasion d'assister à un tel déploiement public de militaires depuis notre installation sur la Pointe de Grave. Une fois le dépôt de gerbe, la prise d'armes et le défilé proprement dit terminés, nous engageons la discussion avec les civils qui nous accostent, quand Pierre nous apostrophe discrètement.

— Visez-moi ce joli lot de filles là-bas, dit-il en jetant une œillade appuyée sur un groupe de jeunes femmes.

— Attention, le séducteur invétéré est réveillé, me moquais-je en jetant tout de même un coup d'œil dans la direction indiquée.

— En attendant, elles feraient des recrues de choix au bal de ce soir, dit-il pour se justifier sous de faux airs désintéressés.

— Tu n'as qu'à le leur proposer, Monsieur le Don Juan. Ce n'est pas moi qui irait ! ... Oh attends, je crois que j'en reconnais une, se ravise Abel, délaissant son ton ironique pour observer avec plus d'attention le trio féminin qui fait l'objet de nos échanges.

— Laquelle ? s'enquiert Pierre.

— Celle avec la jupe à carreaux qu'on aperçoit sous son manteau. Rappelle-toi, on avait brièvement parlé avec elle et ses amies à la gare quand on est arrivé dans ce trou perdu, répond Abel.

— Ah oui, maintenant que tu me le dis, ça me rappelle vaguement quelque chose, répond Pierre.

— C'est toujours lorsque je ne suis pas là que vous faites de jolies rencontres, dis-je plaintif.

— Voilà l'occasion de te rattraper, allez venez, dit Pierre.

Il prend la tête de notre convoi, ce qui me laisse le loisir d'observer plus facilement ces demoiselles dont l'attention se focalise sur nous. Quel heureux hasard qu'elles soient trois et nous aussi !

— Bonjour mes demoiselles, leur dit-il.

Un concert de salutations confus s'ensuit, leurs salutations se mêlant aux nôtres.

— Mes amis et moi nous demandions si vous accepteriez de vous joindre à nous ce soir, au bal donné par le régiment.

— Avec plaisir, répond celle qui semble la plus âgée du groupe, une jeune femme plutôt bien faite, à la chevelure blond vénitien cascadant en grosses boucles autour de son visage.

— Comment devons-nous appeler nos charmantes invitées ? je demande, plein d'une audace que je ne me connaissais pas.

— Simone, et voici Alice et Yvette, me répond la blonde indiquant en les nommant ses compagnes dont la seconde se trouve être celle qu'Abel et Pierre avaient rencontrée quelques jours auparavant.

— Adrien, enchanté. Et voici Pierre et Abel. Je fais les présentations, levant légèrement mon béret en guise de respect, coupant ainsi l'herbe sous le pied à Pierre qui ronge son frein à mes côtés.


A peine les présentations sont-elles faites que nous sommes interrompus par un de nos camarades qui bât le rappel des troupes.

— Le devoir nous appelle, nous devons repartir. Le bal commencera à vingt et une heure. Nous comptons sur votre présence mes demoiselles. A ce soir, ajoute Pierre avec un clin d'œil assorti d'un sourire charmeur.

Tout en saluant nos nouvelles connaissances, nous rebroussons chemin à contre-coeur pour rejoindre nos autres camarades et rentrer ensemble à la base.

— C'était bien elle la fille de la gare. Je suis sûr qu'elle ne m'a même pas reconnu. Tous les soldats doivent se ressembler pour elles, marmonne Abel, grincheux, quelques secondes plus tard tout en marchant sur le trajet du retour.

— Pourquoi n'as-tu pas tout simplement évoqué notre précédente rencontre si tu voulais qu'elle te remette ? le taquine Pierre.

— Pfff à quoi bon ? Elles n'avaient d'yeux que pour toi, dit-il d'un air désabusé.

— Pas du tout ! J'ai même remarqué que Simone avait lancé quelques regards appuyés à Adrien... glisse-t'il en me cognant l'épaule de la sienne d'un air de connivence.

— Tu as dû rêver, je n'ai rien remarqué. Même si je dois dire que Simone est un joli brin de fille, avouais-je, un petit sourire aux lèvres.

— Oh oh ! Je sais à qui tu vas réserver ta première danse, prédit Pierre.

— Sûrement pas ! Mes talents de danseur sont inexistants et je ne tiens pas à me ridiculiser en public, dis-je avec conviction.

— Je suis certain qu'un ou deux verres de vin sauront te convaincre, ricane Abel sans me prendre au sérieux.

— Tu ne dirais pas ça si tu m'avais déjà vu danser...

Est-ce parce que je n'ai aucune disposition naturelle pour la danse ? Ou simplement parce que j'ai manqué d'occasions de m'exercer ? Toujours est-il que j'ai deux pieds gauches quand il s'agit d'esquisser des pas et que je redoute comme la peste les bals publics. Je redoute déjà celui de ce soir...

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant