La visite - Partie 1

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Je termine ma première garde comme chef de poste. Rien de bien compliqué, il s'agit de superviser le camp de prisonniers boches jouxtant nos installations. Histoire de me familiariser avec les lieux et le fonctionnement, j'ai demandé à le visiter. Quelle n'a pas été ma surprise lorsque j'ai observé la présence de matelas. Les détenus ont le droit à ce confort élémentaire quand mes propres hommes couchent sur la paille à la caserne. On marche sur la tête, rien ne va !

Je me suis fait des illusions sur l'occupation, après deux semaines de ce régime, je suis bien déçu. Et comme si ce n'était pas suffisant, les effectifs de mon bataillon sont tellement réduits que mes hommes et moi enchaînons les gardes sans répit. Nous en avons tous assez. J'attends avec impatience la permission dont je sais qu'elle a été signée cette semaine. Je me dirige d'ailleurs vers le bureau du bataillon pour me renseigner sur la date de mon départ.

— Bravet, est-ce-que vous pouvez m'expliquer pourquoi j'ai en main une permission de 16 jours à votre nom ?

— Je suis candidat à Coëtquidan mon Lieutenant. Il est possible que j'intègre l'école dès le mois de Janvier si je suis reçu. Tous les candidats reçoivent une permission pour solder leurs jours avant le début de la formation.

— Voyez-vous Bravet, j'ai un problème. Trop de sous-officiers sont déjà en permission et je ne peux pas me permettre de vous laisser partir, vous aussi, dans l'immédiat.

— Le sergent Defoy, qui est dans le même cas que moi, vient de partir en permission avant-hier Lieutenant. Je demande juste à bénéficier du même traitement.

— Je ne vous apprends rien en affirmant que les effectifs sont réduits. Comment vais-je maintenir le bataillon en ordre de marche si tous mes sergents sont absents ?

Parfois, la meilleure réponse est l'absence de réponse. Je serre les poings et garde le silence. Peu importe ce que je pourrais dire, ce Lieutenant n'a de toute évidence pas l'intention de me laisser partir. J'enrage. Qui est-il ce petit chefaillon pour remettre en question l'autorisation signée de la main du Colonel en personne ? J'ai bien envie de lui faire ravaler son petit air suffisant. Où est passé le commandement bienveillant de la Pointe de Grave ? Je me prends de plus en plus à regretter le temps passé là-bas...

— Sa permission est en règle ? intervient le Chef de bataillon dont je n'avais pas noté la présence dans le bureau.

— Oui mon Commandant mais...

— Alors arrêtez de tourmenter ce pauvre sergent. Je vous donne 48 heures pour organiser son départ.

— Oui mon Commandant.

— Bien l'affaire est réglée. Bonne journée Bravet.

Le soutien dont je viens de bénéficier est inattendu. Je ne sais ce qui me surprend le plus : d'avoir obtenu la permission tant espérée ou de savoir que le Chef de bataillon connaît mon nom. Peu importe, j'ai ce que j'étais venu chercher : mon sésame pour la liberté ! Et une occasion en or de faire escale à Paris pour rendre visite à une certaine jeune fille.

J'ai prévenu ma famille de mon arrivée prochaine, mais j'ai laissé Madeleine dans l'ignorance de ma visite. Je souhaite lui faire la surprise. Mais maintenant que je fais face au domicile de ses parents, je me demande si j'ai bien fait. Je tourne le dos à la porte pour traverser la chaussée d'un pas résolu et je frappe à la maison voisine où réside l'oncle d'Abel. J'espère y trouver mon ami.

— Adrien ! Quelle surprise ! s'exclame Abel en m'entraînant dans une accolade puissante.

— Salut mon vieux.

— Quel bon vent t'amène ? Viens, ne reste pas là, entre.

— Je viens solliciter ton aide. J'aimerais rendre visite à Madeleine, mais elle doit sûrement travailler à cette heure-là. Tu sais où se situe le labo qui l'emploie ?

— J'aurais dû me douter que tu n'étais pas venu pour mes beaux yeux.

Son œil goguenard me décharge de toute culpabilité. Je savais bien qu'il comprendrait. C'est à ça qu'on reconnait les vrais amis !

— Bien sûr que tu peux compter sur moi, reprend-il. Viens, on va prendre Marguerite au passage, on ira tous les trois. Comme ça, je te la présente.

Abel attrape sa veste et son bonnet avant de m'entraîner dans son sillage. Je fais la connaissance de sa fiancée, une jeune femme aux pommettes hautes et rondes, au front volontaire, quoiqu'un peu large. Son regard sage, chaussé d'une paire de lunettes rondes, lui confère un air très sérieux. Je la savais destinée à une carrière d'institutrice et c'est tout à fait l'image que je m'en faisais. Elle est très "comme il faut". J'essaie de ne pas trop la dévisager mais c'est plus fort que moi, je cherche des similitudes avec Madeleine. J'en suis pour mes frais, elles ne se ressemblent en rien. Des deux sœurs, je crois bien que je corresponds avec la plus jolie, mais je me garderais bien de le dire à Abel.

— J'ai beaucoup entendu parler de vous, me dit-elle.

— En bien j'espère ?

— Vous devez connaître un peu Madeleine maintenant. Elle a la langue bien pendue. Mais entre deux plaintes sur le retard de vos lettres, elle est plutôt bien disposée à votre égard.

J'éclate de rire. Marguerite est surprenante, je m'attendais à une jeune femme effacée. Force est de constater mon erreur. Elle semble avoir le même sens de la répartie que sa cadette. Je me le tiendrai pour dit, il ne faut pas sous-estimer les femmes de cette famille.

— Et qu'a-t-elle dit d'autre sur mon compte ?

— Oh, deux trois choses par-ci par-là. Comme le fait que vous avez une fâcheuse tendance à abuser des trois petits points dans votre correspondance par exemple. A vrai dire, entre ce qu'elle et Abel me confient, j'ai déjà l'impression de vous connaître un peu.

— Dois-je m'inquiéter du piètre portrait qu'ils ont pu vous dresser de moi ?

— Rassurez-vous, mon opinion penche plutôt en votre faveur.

Ouf. J'espère qu'Abel a su tenir sa langue sur ma récente relation avec Simone. Sinon, c'en est fini de mes projets galants. J'ai cru deviner dans nos échanges épistolaires que Madeleine et sa sœur entretiennent une relation étroite. Autant avoir les bonnes grâces de l'aînée.

Plus mes pas me rapprochent du lieu de travail de ma marraine, plus mon rythme cardiaque s'accélère. J'ai le ventre noué et la bouche sèche. Je me sens un peu ridicule de réagir comme ça à la perspective de cette rencontre, qui n'a pourtant rien de si terrible. Moi, un soldat ayant vécu la guerre, je devrais mieux maîtriser mes émotions. Je m'emploie à me calmer en respirant profondément. J'essaie de me faire discret pour ne pas trahir mon trouble.

"Voilà, c'est ici, me dit Abel. Nous allons t'attendre dehors pour faire le chemin inverse avec toi ensuite."

Je hoche la tête et ai tout juste le temps d'enregistrer l'expression encourageante d'Abel avant de m'engouffrer dans l'entrée. Je me presse. Si j'hésite, le courage me quittera. Une seconde porte ouvre sur l'accueil où je m'adresse à la réceptionniste. Elle me renseigne efficacement non sans me donner quelques oeillades gênantes qui finissent de me rendre tout à fait nerveux. Mon uniforme détonne ici, dans cet univers de blouses blanches. Je me prends à regretter le choix de ma tenue. Aurais-je dû venir en civil ? Il est trop tard pour en changer de toute manière. Advienne que pourra. J'aimerais être nonchalant et sûr de moi, mais la réalité est toute autre. Serons-nous à la hauteur de nos portraits photo ? Nos échanges auront-ils la même fluidité à l'oral qu'à l'écrit ? Vais-je aimer sa voix après tous ces mois à l'imaginer ? Toutes ces questions tournent en boucle dans ma tête lorsque je pousse la porte indiquée par la réceptionniste.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant