Le calme avant la tempête

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Je me réveille au chant du coq alors que l'aube point à peine. Un réveil d'une douceur inhabituelle pour moi qui suis coutumier du clairon. J'apprécie la quiétude de ce moment, profitant de ma chambre. Si je ne peux la qualifier de confortable en raison de l'étroitesse du lit bateau dans lequel je dors, elle m'offre l'intimité dont je ne peux disposer dans le dortoir de l'école. Je ne me plains pas, je m'accommode aisément de tous types de couchages grâce à ma taille modeste héritée de mon père. Cependant, contrairement à lui, personne ne me qualifierait de trapu. J'ai la malchance de combiner une taille menue et une constitution frêle. Un avantage certain pour dormir dans ce lit mais rien qui ne puisse me donner un air intimidant. Ce serait même tout le contraire, à mon grand regret...

Si ce n'est pour ma stature, je reste une recrue de choix pour le Maquis, comme tout enfant de troupe. Mes études militaires m'ont inculqué le maniement des armes ainsi que la discipline. Quelque chose qui fait défaut à un réseau majoritairement composé d'amateurs, même si la hiérarchie est assurée par d'anciens gradés de l'armée régulière qui ont choisi de déserter pour servir la France Libre. Sans eux, voilà bien longtemps que les unités qui maillent le territoire auraient été mises en déroute. Les embuscades et les rafles sont malheureusement monnaie courante et de nombreux maquisards ont perdu la vie ces deux dernières années. Tués au cours d'une mission, exécutés froidement, torturés ou déportés en Allemagne. Je sais pertinemment à quels risques je m'expose mais je sais aussi qu'ils sont en accord avec les valeurs patriotiques qui sont les miennes. La population, mise à mal par les pillages récurrents de l'armée allemande et les exactions de leurs soldats, soutient et aide les maquisards. Même les gendarmes, censés collaborer avec le régime de Vichy, les préviennent des fouilles et des contrôles imminents. Un vent de liberté souffle sur le Causse, et j'ai envie de me soulever avec lui.

Réticent à l'idée de quitter la douce chaleur de l'édredon, je reste étendu sur le dos, à l'affût des premiers bruits qui indiqueront que la maison s'éveille à son tour. Le tintement des cuillères contre les tasses remplies de chicorée chaude, les bruits étouffés des sabots sur le sol en terre battue du rez-de-chaussée, la radio qui déverse sa litanie de chansons. Je fais durer ce moment que j'aimerais éternel. D'autant que ce confort disparaîtra pour de bon très bientôt. Dormir à la dure, à même le sol, je sais ce que je sais. J'ai passé de nombreuses nuits sous tente ou à la belle étoile avec les scouts. Mais jamais sur une longue période comme celle que je m'apprête à vivre. Et ce sera nettement moins jovial.

Toujours enroulé dans mes draps, je tends une main pour saisir mon pull et je l'enfile avant de me lever. On a beau être à la fin de l'été, les matinées sont fraîches. La rivière qui coule en bas du terrain charrie un air lourd et humide, principal responsable de cette atmosphère frigorifiante. Je m'approche de la fenêtre pour contempler ce lacet d'eau qui s'écoule joyeusement, ignorant les vicissitudes que la vie nous impose depuis près de cinq ans. Mes frères et moi avions défense d'en approcher lorsque nous étions petits, par peur d'une noyade, encourageant d'autant plus la fascination que nous lui portions. Il était rempli de trésors parmi lesquels des écrevisses que mon père pêchait avec dextérité. Il faudrait que je lui demande s'il y en a toujours. A l'heure du rationnement, les crustacés sont un met de luxe que personne ne peut se permettre d'acheter...

Après avoir fait mon lit au carré par automatisme, je descends silencieusement le long escalier en pierre de la maison puis me faufile à l'extérieur en direction du cabinet d'aisance. S'il est une chose que je regrette d'avoir laissé à quelques centaines de kilomètres d'ici, ce sont bien les installations sanitaires modernes auxquelles j'avais accès. Les toilettes turques se sont avérées être une vraie révolution qui n'a, hélas, pas encore atteint la maison de mes parents où nous nous contentons d'une cabane dans le jardin. Frissonnant, je marche aussi vite que possible vers ma destination. Je me hâte de me soulager avant de retrouver la tiédeur des murs en pierres de la vieille bâtisse. Pendant que j'essuie mes semelles gorgées de rosée sur le tapis, j'aperçois ma mère descendre à son tour l'escalier pour se rendre aux fourneaux, Lucien sur ses talons. Dans une routine bien huilée, elle s'attache à la préparation du petit déjeuner pendant que mon frère dispose les assiettes à table. J'observe la scène avec un petit pincement au cœur. Ces gestes du quotidien, cette complicité silencieuse entre les membres de ma famille... je m'en sens exclu. La faute à une absence prolongée qui distend nos liens. Mes visites s'effectuent une fois par trimestre et ne durent que deux semaines. Dans ces conditions, maintenir, et à fortiori créer du lien est difficile. En particulier avec mon jeune frère qui grandit avec une fratrie fantôme. Une fois dans la clandestinité, qui sait quand je les reverrai ? Les plus optimistes misent sur une fin rapide de la guerre. Mais qui peut dire quand elle se terminera ? Autant mettre à profit les jours que j'ai devant moi pour m'imprégner d'autant de souvenirs dont je suis capable. Fort de cette résolution, je les rejoins pour apporter ma contribution.

C'est lorsque l'odeur du pain grillé se diffuse dans la maison que surgit mon père. Il est déjà rasé de frais, impeccable dans son uniforme de gendarme dont il pose le képi sur la table avant de s'asseoir à sa place. Moi aussi j'ai la mienne, comme chaque membre de cette famille, présent ou absent. Il reste de fait un espace vacant, celui réservé à mon frère aîné. Je n'aurais pas la chance de le revoir avant le grand saut dans l'inconnu. C'est mon seul regret.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant