L'occupation - partie 1

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Notre paie tarde à arriver et nous sommes tous un peu à sec. Vincent, Yves et moi allons vendre quelques-uns de nos paquets de tabac en ville pour renflouer nos portes-monnaie. Nous trouvons des gars qui nous les achètent soixante-dix francs pièce, juste de quoi régler l'ardoise à notre nom au bistrot. Notre statut de soldat nous ouvre droit à un certain nombre d'avantages dont celui de bénéficier d'un crédit chez les commerçants grâce à notre bonne réputation. Nous avons tout intérêt à l'entretenir en payant nos notes rubis sur l'ongle. Il faudra que je veille à être un peu plus prudent avec la gestion de ma solde. Mes récents achats de vêtements m'ont coûté cher mais, à ma décharge, j'en avais vraiment besoin. Mes chemises d'été avaient fait long feu et il me fallait des nippes plus chaudes. Et puis à quoi bon toucher de l'argent si je ne le dépense pas ? Si mes parents en sont les premiers bénéficiaires, la seconde position revient au gérant du bistrot et à sa bière à l'attrait certain en ces temps humides et froids. Le climat va se durcir à mesure que nous nous enfoncerons dans la Sarre ces prochaines semaines. Je ne serais pas surpris de voir la neige arriver.

Sur le chemin du retour, je passe à la caserne pour relever le courrier de ma section. Les gars me suivent et nous ne sommes pas trop de trois pour transporter la pile de lettres et colis à distribuer à nos camarades avant notre déplacement prochain de l'autre côté de la frontière. L'un des colis m'est adressé. Je reconnais au premier coup d'œil l'écriture de Madeleine. J'y découvre des dragées, des amandes et des gâteaux, emballés avec soin. Sous ces douceurs apparaissent deux paquets de cigarettes américaines. Quelle folie de me gâter ainsi ! Ses moyens d'étudiante ne lui permettent, selon toute vraisemblance, que peu de fantaisies; je suis gêné qu'elle se prive d'une manière ou d'une autre pour moi. Même si je serais bien ingrat de me plaindre : ce tabac arrive à point nommé après la vente de mes dernières rations ce matin.

Pour la remercier de sa douce attention, je veux marquer le coup. Pas avec un objet, j'attends notre première rencontre pour cette marque d'attention, mais une carte postale semble toute indiquée. La providence m'en a fait acheter une pas plus tard qu'hier. Je comptais l'adresser à Alice, l'amie institutrice de Simone, pour la remercier du mandat envoyé par ses soins au nom d'un camarade resté là-bas, en dette auprès de moi. Elle représente l'ancienne faïencerie sur les bords de la Blies, un emblème local offrant un panorama tout à fait charmant, voire même romantique. Je suis certain qu'elle y sera sensible.

Neunkirch, le 21 novembre 1945

Chère marraine,

Je vous remercie infiniment pour la lettre et le colis que j'ai reçus hier. Décidément, vous voulez me gâter.

Je suis dès à présent affecté dans une région allemande appelée la Forêt Noire. L'occupation tant attendue est enfin organisée : nous partons cette semaine. Ce qui me donne le cafard, c'est que je ne suis pas près d'avoir une permission !

Je vous écrirai plus longuement aussitôt que possible.

Sincères amitiés,

Adrien

J'espère que la carte postale compensera l'aspect quelque peu expéditif de ma réponse. Je me rattraperai demain lorsque nous serons installés dans notre nouveau cantonnement, une caserne allemande. Le confort y sera sans aucun doute plus luxueux que la maison à moitié délabrée où nous logeons depuis l'été, faute de mieux. Je ne suis pas fâché de la laisser derrière nous, surtout avec la neige qui menace de tomber.

***

Assis à l'arrière du camion, mes épaules heurtent celles de mes voisins au rythme des irrégularités de la route. Trop heureux de profiter de la chaleur corporelle de nos camarades, nous restons soudés les uns aux autres, formant ainsi une sorte de masse compacte et vivante qui réagit comme un seul homme. L'air glacial s'engouffre en continu par l'arrière, là où la bâche s'arrête. Si elle nous protège des flocons, elle ne peut rien contre le mercure en chute libre. Plus nous nous enfonçons dans l'arrière-pays, pire c'est. Ma seule consolation se trouve dans l'observation des reliefs vallonnés tapissés de pins que nous traversons. Un manteau immaculé recouvre d'ors-et-déjà ce paysage dont le nom semble bien mal choisi : la forêt noire... D'après ce que je vois, il s'agit plutôt d'une forêt blanche.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant