Réveillon - partie 1

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Alors que nous sommes en train de discuter avec Pierre, une voix nous salue. Je n'ai même pas besoin de me retourner pour reconnaître les intonations franches et gutturales d'Abel.
— Regardez-moi ça. Il a une mine rayonnante notre ami !
— Et toi t'as toujours une mine affreuse mais t'as l'air de t'être remplumé au moins.
— Nanterre semble avoir des vertus médicinales spectaculaires, je devrais m'y rendre moi aussi.
— En parlant de Nanterre, j'ai quelque chose pour toi.

Abel me tend un paquet de petite dimension tout en tentant de masquer le rosissement qui a gagné ses joues à l'évocation des desseins romantiques qu'il nourrit pour Marguerite. J'adore le taquiner ! Il est si facile à faire rougir, c'en est presque trop facile.
Je suis néanmoins pris de court par ce colis inattendu que j'ouvre précautionneusement pour découvrir, protégés dans une boîte en métal, d'appétissants petits biscuits tous ronds dégageant une agréable odeur de beurre qui me met l'eau à la bouche. Je ne dois pas être le seul à la sentir car Pierre vient se pencher par dessus mon épaule pour s'en rapprocher.
— Tu partages ?
— Pas touche !
J'assortis ma réponse d'une tape sur la main qu'il avait commencé à tendre. Résistant à grande peine à l'envie d'en croquer un, je referme la boîte et déplie le courrier qui l'accompagne pour en découvrir le contenu, car j'en ai déjà deviné l'expéditrice.

Cher filleul,
Je profite du retour de permission de votre camarade pour vous faire parvenir ce modeste colis et cette lettre. J'ai reçu la vôtre en date du ..., vous mériteriez en effet une semonce pour votre retard. Mais je comprends très bien et comme il m'arrive parfois d'être dans le même cas que vous, je serais très, très indulgente.
J'ai été satisfaite de vos réponses à mon questionnaire bien que vous n'ayez pas répondu aussi fidèlement que vous le dites. Vous ne m'avez pas dit si vous connaissez un peu Paris ni si vous aimiez les animaux. Pour moi, j'aime beaucoup les animaux et de n'importe quelle sorte. Dans ma prime jeunesse, j'élevais des têtards, des chenilles voir même des bigorneaux, ma grande passion se portait surtout sur les chenilles car elles devenaient ensuite de jolis papillons que je collectionnais ensuite.
J'aime beaucoup la musique et dans tous ses genres, sans exception, car je ne déteste pas le rythme, je trouve le swing tellement entraînant ! Remarque : je ne suis pas musicienne.
J'adore la danse mais la valse avant tout. Remarque : je ne suis pas une danseuse réputée, je n'ai pas eu non plus beaucoup d'occasions pour me perfectionner.
J'aime visiter les expositions de peinture, je préfère la peinture ancienne à la peinture moderne dont les couleurs sont trop crues, trop neuves à mon avis. Remarque : je ne pratique pas du tout la peinture.
La lecture me passionne également et si je ne me raisonnais pas la plus grande partie de la journée ou de la nuit se passerait en lectures. J'aime la lecture dans tous ses genres quoique les romans policiers ne me tentent guère, je leur préfère des histoires étranges et symboliques telle que "La peau de chagrin" de Balzac. J'aime beaucoup moi aussi l'histoire de Jocelyn, les sentiments, les luttes, la révolte de ce dernier sont tellement bien étudiés que j'aime le relire lorsque mon choix de lecture est tari.
J'aime également le théâtre, moins le cinéma mais je l'aime tout de même.
Mais je crois qu'il vaut mieux que j'arrête de vous énumérer ce que j'aime, car c'est un roman qu'il faudrait que j'écrive.
Je vous quitte en espérant recevoir bientôt de vos nouvelles et en vous souhaitant bonne chance et bonne santé.
Amitiés,
Votre "grondeuse" Marraine,
Madeleine.

Alors que je replie le papier pour le ranger dans ma veste je suis interrompu par Pierre.
— Alors ça dit quoi ?
— Rien qui te concerne.
— Abel, tu sais ce que ça dit ?
— Pas du tout. Madeleine m'a menacé de me tuer si j'ouvrais le paquet. Et elle avait vraiment l'air sérieuse, alors j'ai obéis.

Abel termine sa tira les lèvres étirées d'un sourire démentant la gravité de ses propos. Malheureusement, Pierre ne semble pas vouloir lâcher le morceau.

— T'as peur d'une femmelette ?
— Si tu connaissais Madeleine, tu comprendrais mon vieux.

Trop heureux qu'Abel prenne ma défense, je profite de leur joute verbale pour m'éclipser discrètement afin de déguster au calme l'un de mes précieux gâteaux, fermant les yeux pour mieux profiter de sensations gustatives qui m'évoquent l'enfance. Les douceurs sont rares, pour ne pas dire inexistantes, dans nos menus quotidiens et je goûte ce privilège. La capacité de Madeleine à confectionner d'aussi bons biscuits témoigne d'une disposition douce et aimable, contrastant avec le portrait peu flatteur dépeint par Abel. Quoique les lettres envoyées par Madeleine me laissent effectivement entrevoir un caractère un tantinet taquin, quelque peu enclin à la provocation.
Si je souhaite m'épargner des remontrances futures, je ferais mieux de me mettre, séance tenante, à l'écriture de ma lettre pour lui répondre dans des délais plus convenables que ceux auxquels j'ai pu l'habituer. En comparaison, mes échanges épistolaires avec Simone me semblent plus simples, plus faciles. Il faut dire qu'ils se lisent au premier degré, contrairement aux lettres de Madeleine qui semblent toujours receler des subtilités auxquelles je me plais à répondre avec la même exigence. Trouver la figure de style qui sied le mieux aux traits d'esprit que j'ai en tête est un exercice qui demande patience et application.

Chère marraine,
Mon copain Abel, de retour de permission, vient de m'apporter votre colis contenant votre lettre et vos délicieuses gâteries (tout en écrivant, je grignote les biscuits !...). Je vous remercie beaucoup.
Je vous écris avec retard et comme punition, vous ne trouvez rien de mieux que de m'envoyer un colis ! Vous n'êtes pas raisonnable ! Je ne veux plus de punitions de ce genre. D'ailleurs, pour n'avoir pas à les mériter, je m'efforcerai de vous écrire sans retard ainsi que je le fais aujourd'hui.
Sur ma dernière lettre, j'ai omis en effet de vous dire que je ne connaissais pas Paris et que j'aimerais, si j'en ai l'occasion, visiter certains de ses monuments les plus célèbres parmi lesquels Notre-Dame, représentée sur la carte postale que vous m'avez envoyée précédemment, mais aussi l'opéra, la Tour Eiffel, etc.
Et pour répondre à la dernière question de votre interrogatoire, il faut que je vous dise que j'aime beaucoup les animaux, mais pas spécialement les insectes et les batraciens (je n'ai jamais fait l'élevage ni des chenilles, ni des têtards !); je m'attacherais plutôt aux chiens et aux chats. A propos, vous prodiguerez de douces caresses à votre bébé chien dont j'accepte volontiers le parrainage ! Ainsi donc, vous avez deux filleuls. Décidément, vous cumulez les charges ! Il est tout de même curieux de voir que, sur deux filleuls possédant la même marraine, il y en ait un qui soit parrain de l'autre !
Au plaisir de vous lire,
Sincères amitiés,
Adrien

Ma lettre est un peu courte mais possède suffisamment de touches d'humour pour, je l'espère, la faire sourire. Il semblerait que ce soit finalement moi qui cherche à la distraire et non l'inverse. Quoiqu'elle s'arrange à merveille de la tâche qui lui incombe en tant que marraine. Et de manière irréprochable avec ça. Je me souviens de discussions entendues dans ma jeunesse à propos de la grande guerre où la morale semblait condamner ces correspondances entre soldats et jeunes femmes, non parce qu'elles étaient sulfureuses mais simplement parce qu'elles évoluaient en dehors du cadre un peu rigide des convenances de l'époque et débouchaient parfois sur des relations bien réelles.
Nos courriers sont bien innocents. Du reste, je ne me permettrais pas d'être trop familier ne sachant pas si ses parents les lisent ou non, ce qu'au fond, je ne crois pas. Si c'était le cas, ils contrôleraient aussi ce qu'elle m'envoie; or je peine à imaginer des parents donner leur bénédiction à une prose aussi directe même si elle reste tout à fait convenable. Ils n'ont rien à craindre, car la probabilité que l'on se rencontre un jour est faible; il s'agit avant tout d'un loisir récréatif et non d'un badinage. C'est en tout cas l'état d'esprit dans lequel j'étais lorsque nous avons débuté cet échange, même je dois avouer que finalement, cette probabilité est plutôt plaisante. Plus je la découvre, plus je suis charmé par la personnalité de Madeleine. Dommage qu'elle habite si loin.

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant