L'occupation - Partie 2

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Lassé des températures invivables de la caserne, j'ai demandé à loger chez l'habitant en ma qualité de sergent. Ce privilège m'a été accordé et j'ai le plaisir de louer une petite chambre depuis quelques jours dans un foyer dont le mari est prisonnier de guerre en Autriche. Il y fait chaud et la compagnie est agréable. Je ne sais pas vraiment à quoi je m'attendais. Peut-être à de la défiance, voire même de la malveillance. Au lieu de ça, mon hôtesse et ses enfants me traitent avec les égards dûs à un membre de leur famille. J'en suis assez gêné, mais je m'adapte au fil des jours, en tentant de garder l'esprit ouvert malgré ma rancune.

Le soir, j'ai parfois l'occasion de passer la veillée avec eux. J'en profite pour élargir le champ peu vaste de mes connaissances en Allemand. Hier, je leur ai décrit les massacres d'Oradour par les SS nazis, ils ne voulaient pas croire à de telles cruautés. Je ne suis pas certain de les avoir convaincus sur la vérité de toutes ces abominables tueries. Je vais tacher de me procurer le livre sur le martyr d'Oradour. Je veux à tout prix qu'ils sachent comment se sont conduits les "glorieux" soldats d'un "peuple élu" au cours d'une occupation qui n'a rien de comparable à celle que nous leur imposons en ce moment.

Moins d'une semaine s'est écoulée depuis l'envoi de ma dernière lettre et voilà que je tiens déjà, pour ma plus grande satisfaction, une réponse de Madeleine. Je ne puis m'empêcher de noter une certaine accélération du rythme de nos échanges. Voilà qui alimente mes espoirs naissants. La demoiselle commence-t-elle à succomber à mon charme ?

Nanterre, le 29 novembre 1945,

Cher filleul,

Je viens de recevoir votre lettre et je m'apprêtais justement à vous écrire.

Vous grondez bien fort votre pauvre marraine. Vous êtes mon aîné, vous en avez bien le droit, mais ne suis-je votre marraine ? Tout cela me laisse sceptique car je ne suis pas bon juge. Enfin, je vous pardonne comme vous me pardonnez. Toutefois, je tiens à plaider ma cause, si cause il y a. Je suis votre marraine, c'est un fait, en tant que filleul, vous m'avez écrit "je ne veux pas de colis" (c'est d'ailleurs vilain de dire je veux ou je n'en veux pas).

Un irrésistible éclat de rire me prend par surprise et m'oblige à interrompre ma lecture. Quelle petite impertinente, elle ne perd rien pour attendre ! Je m'assure d'un coup d'œil que ma réaction quelque peu volubile n'a pas attiré l'attention avant de reprendre là où j'en étais.

Mademoiselle la marraine s'est dit "attention ! Mr Adrien est susceptible, si je lui envoie un colis, il va se fâcher" et l'affaire s'est classée.

Puis j'ai reçu d'autres lettres de vous, je les ai trouvées sympathiques et je n'ai plus pensé à votre défense, aussi, lorsque je vous ai expédié ce colis, c'était pas pure sympathie et par amitié, ça n'était pas, comme vous semblez le croire, par obligation ou par question de principe. Cela me faisait simplement plaisir. Je ne sais pas si je me suis bien expliquée mais j'espère que vous me comprendrez, et, s'il vous arrive un jour de recevoir un autre colis, acceptez-le de bonne grâce... ne serait-ce que pour me faire plaisir ! Et surtout, j'oubliais le principal, ne vous croyez pas obligé de me remercier chaleureusement comme vous l'avez fait.

Maintenant, je crois que nous avons fait la paix, c'est fini !

Quant à moi, ma vie est toujours bien monotone. Ce soir, tout le monde prépare activement le départ de ma sœur, elle part en vacances et maman commence déjà à lui faire des recommandations. Ma soeur semble les écouter, mais dans le fond, elle pense à tout autre chose. Il n'y a rien qu'à écouter ses réponses pour s'en rendre compte !

Je dois, demain, me présenter à mon futur lieu de travail. C'est une clinique à St Ouen. Je voudrais être rendue à demain soir car je n'aime pas les premières présentations et les questionnaires d'usage, enfin, il faudra bien que j'y passe un jour, alors autant que ce soit demain. Le plus amusant pour moi va être de trouver cette fameuse clinique dans un coin de banlieue que je ne connais pas, je n'ai pas le nom de la rue, et le nom de la clinique est si mal écrit que je ne sais si c'est Lanay plutôt que Larron ou Lassay. Enfin, je compte sur la providence ou plutôt sur le bottin de téléphone car j'ai tout de même le nom du docteur !

Enfin, vous pouvez constater que mes soucis sont loin d'être aussi ennuyeux que les vôtres, aussi est-ce avec beaucoup de considération sur les malheurs de pauvre cloîtré que vous êtes devenu que je vous souhaite bon courage et surtout bon moral.

Votre marraine,

Madeleine

Il n'y en a décidément pas deux comme Madeleine. Je bénis Abel de l'avoir mise sur ma route, j'aurais été bien malheureux de manquer cette complicité qui caractérise notre relation. Je pressens qu'elle ne restera pas épistolaire bien longtemps pour la bonne et simple raison que je suis résolu à lui rendre visite au plus tôt. J'irais la voir chez elle, ou peut-être même à cette clinique dont elle m'a donné assez d'indications pour la trouver. Si elle est capable de s'y rendre pour son premier jour de travail avec si peu d'indices, je devrais l'être aussi. Je la devine, ou plutôt je la sais assez dégourdie pour mener à bien cette enquête sans encombre.

J'ai acheté hier un ensemble de deux mouchoirs que je souhaite lui offrir. Pour Noël ou avant, en main propre, si l'occasion se présente. J'aimerais les faire broder. Sans aucune connaissance dans cet art, ni aucun contact local vers qui me tourner pour réaliser cette commande, je questionne ma logeuse :

— Savez-vous à qui je pourrais confier une tâche de broderie ?

— De quel type d'ouvrage s'agit-il ?

— Broder des initiales sur ces mouchoirs féminins, dis-je en montrant les deux carrés de lin.

— C'est pour votre fiancée ?

— Non. Une amie, dis-je le rouge aux joues.

— Je vais faire vos broderies. Je suis douée de mes mains.

— Oh non, ça me gêne...

— Vraiment. Ça me fait plaisir, assure-t-elle en tendant la main pour que je lui remette les morceaux de tissu.

Sa déclaration ne supporte aucune contradiction. Elle reprend, impérieuse :

— Comment s'appelle-t-elle votre amie ? demande-t-elle en insistant juste assez sur ce dernier mot pour me laisser entendre qu'elle a compris de quoi il retournait.

— Madeleine. Ses initiales sont M et H.

— Ce sera prêt à la fin de la semaine.

Il semblerait que j'ai trouvé ma brodeuse. 

Marraine de guerreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant