C'est sous un soleil au zénith, bien que voilé, que Pierre, Abel, une dizaine de soldats et moi-même sommes en train de marcher sur un terrain boueux en direction du front. Le temps est glacial si bien que nos souffles forment des nuages de vapeur à chacun de nos pas. Nous avons été désignés pour la relève de l'unité en place pour laquelle nous avions du reste postulé en tant que volontaires. L'inaction de la vie quotidienne au camp, contrastait par trop avec la vie d'aventures à laquelle nous avait habitué le maquis; nous étions en manque d'action. La marche pénible qui nous impose le trajet jusqu'aux tranchées aurait néanmoins de quoi me faire regretter de m'être porté volontaire. Heureusement, il nous a été épargné de porter nos sacs qu'une charrette tirée par des mulets charrie à notre place. C'est donc quelques heures plus tard, transis et fatigués que nous rejoignons l'unité que nous venons relever. Pendant que notre chef de mission s'occupe des relations avec le commandement local, nous faisons connaissance avec les hommes en poste.
— Hé les gars, voilà la relève ! s'écrie un soldat.
— On ne vous espérait plus ! Vous aviez été annoncés pour ce matin, on commençait à s'inquiéter, dit, soulagé, un deuxième homme.
— Bienvenue dans notre palace, moi c'est Jean nous salue un autre soldat en nous tendant la main, un franc sourire barrant son visage crasseux.
— On était de sortie pour la cérémonie du 11 novembre, répond Pierre pour expliquer notre retard tout en serrant la main tendue.
— Et voilà, je le savais ! On a encore manqué un bal, se lamente Jean.
Nous échangeons des regards contris, nous sentant coupables d'avoir profité de plaisirs futiles quand ceux-là ont dû passer des soirées bien mornes dans ce paysage de désolation.
— Ne faites pas cette tête-là, nous rassure Jean en riant. On en organise régulièrement. La prochaine fois, ce sera notre tour.
— Vous n'êtes pas d'ici vous, annonce le premier soldat. Ca s'entend rien qu'à votre accent, vous venez d'où ?
— On est le second régiment d'infanterie du Lot. Pierre et moi venons de Cahors, les autres viennent plus ou moins des alentours : Figeac, Gourdon, etc. dis-je.
— Il n'y a que moi qui vienne de Paris, ajoute Abel.
— Paris ?! Tu es bien loin de chez toi mon ami, dit Jean, compatissant.
— J'espère que tu n'es pas habitué au chic parisien, parce qu'ici, c'est pas le grand luxe, annonce un autre homme derrière.
— Tu nous fais visiter ? demande Pierre.
— Bien sûr. Donc ici, c'est le foyer, on entretient un feu pour se réchauffer parce que les nuits sont glaciales dehors, annonce le soldat.
— Nous sommes 4 par gourbi. C'est comme ça qu'on appelle les petits abris dans lesquels nous passons nos journées et nos nuits. Le commandement les appelle des blockhaus, mais soyons réalistes, ils sont loin de ressembler aux abris bétonnés tout confort des Boches. C'est tout juste si on a une toile goudronnée pour nous protéger de la pluie.
— Oublie pas le matelas tout confort, constitué d'un peu de paille jetée à même le sol, raille un autre soldat déclenchant les ricanements des autres.
Nous échangeons des regards éloquents avec Pierre et Abel. Nous n'imaginions pas un tel inconfort; et pourtant, nous étions rompus aux conditions rudimentaires dans le maquis. Mais rien qui n'égale ce que nous voyons ici.
— Et comment fait-on pour les... ablutions ? je demande.
— On trouve parfois un peu d'eau dans le creux d'une dune quand on a de la chance, ou une flaque d'eau saumâtre qu'on fait bouillir. Je suis désolé de vous annoncer qu'il n'y a rien d'autre, dit Jean.
Voilà qui explique leur mine crasseuse... et leur odeur. Ils nous offrent une vision de ce à quoi nous ressemblerons dans une semaine, une perspective peu réjouissante. Mais autant y être préparé. Le tour du propriétaire est interrompu par notre supérieur qui nous répartit selon nos pièces d'artillerie.
— Sergent Adrien, vous serez le chef de groupe des trois Hotchkiss dans ce gourbi, me dit-il en désignant le premier trou sommairement creusé et aménagé.
Je descends avec mes deux autres compagnons d'infortune dans l'endroit indiqué et prends possession des trois fusils mitrailleurs français sur lesquels j'ai été formé et avec lesquels je suis assez adroit.
— Hé sergent, tu crois qu'on va devoir tirer de l'Allemand ? demande Yves, l'un des jeunes F. F. I. du Lot embarqué dans mon groupe.
— J'ai entendu dire que les mitrailleuses crachent beaucoup pour rien, et qu'il s'agit majoritairement de tirs de dissuasion, dis-je. Le principal danger est de nous faire encercler sans nous en rendre compte et d'être faits prisonniers. On fera ce qu'il faut pour l'éviter.
— Il parait qu'il y a un blockhaus à nous, plus à l'ouest, qui s'est fait prendre il y a quinze jours. Trois morts ont été retrouvés sur place et les autres ont probablement été faits prisonniers. En tous cas, on ne les a pas retrouvés, dit Yves.
— Aucune chance que ça nous arrive, on sera vigilant, assure Vincent, le second larron avec qui je partagerai cette proximité pendant les sept prochains jours.
Je ne peux que l'espérer...
***
Le soir est rapidement tombé sur la forêt de pins en bordure de laquelle nous nous trouvons, apportant avec lui une langue de brouillard épais et poisseux flottant paresseusement à un mètre du sol. Mes deux camarades et moi tentons comme nous pouvons de faire rempart à l'humidité nocturne croissante en nous drapant des couvertures mises à disposition dans le gourbi. Impossible de dormir tant nos corps frissonnent; les claquements de dents de mon voisin semblent donner le rythme aux tremblements qui secouent mon propre corps. Quelle misère ! Tout en me concentrant sur le paysage alentour comme l'exige ma garde, je me prends à regretter une fois de plus de m'être porté volontaire pour venir m'enterrer dans ces trous sablonneux, troquant un ennui relatif contre cet inconfort... Quel idiot je fais ! Je suis prêt à parier que Pierre s'en mord lui aussi cruellement les doigts. Cette pensée me fait sourire, au moins, nous sommes ensemble dans la même galère.
Soudain, un bruit discret attire mon attention. Les sens brusquement en éveil, je tends l'oreille et plisse les yeux pour tenter de discerner quelque chose. Est-ce seulement le bruit du vent qui fourrage dans le tapis d'épines sèches et de fougères ? Un chevreuil curieux ou un renard téméraire ? Je ne vois rien bouger, j'attends donc, à l'affût, quand retentit de nouveau un bruit similaire.
— À quatre heures, un visiteur ! Je crie, donnant l'alerte et décochant une volée avec ma mitraillette.
Les Hotchkiss des copains se mettent elles-aussi à cracher quelques instants après. Mes deux comparses endormis ont tôt fait de se lever et de joindre leurs balles aux miennes, formant un rideau métallique meurtrier. Beaucoup de nos balles rencontrent l'écorce des arbres, produisant un bruit mat de bois éclaté. Quant à savoir si elles ont touché autre chose, impossible de le savoir. Et personne ne se risquera en dehors de nos gourbis en pleine nuit sans même la lune pour nous éclairer un tant soit peu. Après de longues secondes, les tirs cessent et le silence retombe. Pesant. Menaçant.
— Je ne vois rien, signale Pierre depuis le gourbi de droite.
— Rien à signaler de mon côté non plus, annonce le troisième chef de section à gauche.
— J'ai entendu un bruit. Ce n'était peut-être qu'un animal mais je ne voulais prendre aucun risque, dis-je me sentant légèrement coupable de les avoir peut-être réveillés pour rien.
— On n'est jamais trop prudent ! On reste en alerte, répond Pierre, solidaire.
— Recouchez-vous les gars, je reste de garde, dis-je à mes deux subordonnés en baissant la voix.
— J'arriverais jamais à dormir après ça chef, me répond Yves.
— Parle pour toi mon vieux, c'est pas ça qui va m'arrêter moi, le nargue Vincent, mêlant le geste à la parole en s'allongeant sur le tapis de paille qui fait office de couche.
J'attends qu'ils soient tous deux couchés pour expirer profondément l'air contenu dans mes poumons, tentant d'évacuer le stress occasionné par cette probable fausse alerte. La nuit promet d'être longue...
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Marraine de guerre
RomanceAu cours de la seconde guerre mondiale, un jeune homme prend le maquis et entre dans la résistance. Il s'appelle Adrien. Comme nombre de soldats, il noue une relation épistolaire avec une jeune femme inconnue, sa marraine de guerre. De ces lettres n...