Chapitre 15

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Une seule presse à bras se dressait au milieu des machines à cylindres, comme un vestige oublié là. Calliopé jeta un œil vers la coursive de l'imprimerie et les bureaux à l'étage. Aucune lumière ne filtrait par les œils-de-bœuf découpés au-dessus des portes. Ghalard, par elle ne savait quel tour de Chevalier, leur avait déjà assuré que le bâtiment était vide.

Calliopé elle aussi avait eu une occasion de briller. Elle avait déverrouillé la porte avec sa Prose. Cela lui avait valu un soupir satisfait de Phénix. Alstair avait tenté de lui adresser une remarque admirative, bien vite étouffée par une remarque sèche de Ghalard.

Celui-ci avait allumé une seule lanterne, par précaution, mais la verrière qui surplombait l'atelier laissait filtrer les rayons de la pleine lune.

— Les bureaux sont là-haut, glissa-t-elle en désignant l'étage. Celui d'Arzhul se situe juste devant les escaliers.

Le Chevalier hocha la tête. De l'autre côté de l'antique presse, il passa sa main calleuse sur les feuilles qui y étaient disposées. Calliopé reconnut sans mal le nom inscrit sur la page.

— Le manuscrit d'Orphen, chuchota-t-elle.

Il s'agissait là sans nul doute des premiers exemplaires qui avaient été tirés. Bien d'autres suivraient, elle en avait la certitude. L'ouvrage n'était pas encore relié, et les cahiers s'amoncelaient partout dans l'atelier.

La Muse foudroyée, énonça Phénix d'une voix railleuse. Tout un programme.

— C'est donc ça, son manuscrit inédit ? lança Alstair.

Calliopé fixait la page de garde qui se trouvait devant elle. Un vertige la saisit : personne, hormis les employés de l'imprimerie, n'avait encore lu ce livre. La curiosité la gagnait de seconde en seconde. Elle ne put s'empêcher de poser la question qui la taraudait depuis qu'elle avait appris la publication d'Orphen.

— Je__ croyais qu'Arzhul détestait les institutions, fit-elle remarquer. Pourquoi imprimer un livre d'un ancien élève de l'Académie ?

Phénix eut un ricanement.

— Tu ne croyais quand même pas qu'Arzhul allait imprimer des livres par amour de l'art ?

— Orphen est un auteur talentueux !

— Orphen est avant tout la nouvelle coqueluche de toute la ville, Calliopé.

— Parce qu'on ne peut pas être talentueux et admiré ?

— Ce que Phénix veut dire, fit Alstair, c'est qu'Arzhul a besoin de fonds pour financer ce qu'il complote, quoi que ce soit, et avec un auteur comme Orphen... Eh bien, c'est le succès assuré.

— Orphen n'a pas besoin de lui pour être célèbre, rétorqua Calliopé. Il n'a pas eu besoin de lui pour conquérir les salons en premier lieu.

— Non, admit Alstair. Mais il a certainement besoin de lui pour être riche, les salons ne paient pas.

— Ah non ?

Le prince secoua la tête. Calliopé avait toujours cru que les écrivains touchaient des sommes confortables pour se produire dans les salons à la mode. Après tout, on y buvait du vin pétillant de la région d'Albarion et les personnalités les plus nobles du royaume s'y pressaient, parées d'or et de pierres précieuses.

— Les dames des salons paient en visibilité, expliqua Phénix en sautant sur une presse. Et quand on est aussi beau garçon qu'Orphen, en petites attentions.

— En petites attentions ?

— Je pensais que tu avais plus d'imagination que ça, tout de même.

Calliopé s'empourpra. Ghalard pinça les lèvres mais se contint. Alstair, lui, imperturbable, avança jusqu'à une des piles de feuillets, et ses doigts firent bruire le papier lorsqu'il s'empara de la première page.

CalliopéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant