Accoudé à la grande terrasse qui béait dans le flanc de la montagne, Alstair fixait la ville qui s'étendait en contrebas. Les trombes d'eau martelaient le renfoncement, s'écrasaient sur la façade du palais, balayaient le sol de granit sombre. Elles se répercutaient sous les voûtes de la salle du trône derrière lui.
Il serra un peu plus fort ses mains sur la balustrade ; elles étaient rougies par le froid, engourdies. Ses cheveux blonds tombaient devant ses cils et prenaient une teinte cuivrée à mesure qu'ils se gorgeaient d'eau, et ses vêtements détrempés collaient à sa peau.
— Altesse, il est l'heure de rentrer.
La voix de Ghalard avait été à peine un souffle, mais son ton rauque avait porté sous la pierre. Alstair secoua la tête. Il avait décidé de ne plus lui adresser la parole. C'était peut-être puéril, et sans conteste indigne d'un prince, mais il n'en avait cure.
Alstair était en colère. Contre le monde entier.
Il se crispa au souvenir de son duel avec son Chevalier. Il avait combattu en sachant qu'il n'avait aucune chance de gagner. Pour elle. Parce que la colère ne le quittait plus depuis des jours. Parce qu'il haïssait son impuissance. Parce qu'il avait été effrayé du sort qui lui serait réservé, aussi. Il était tout aussi effrayé, à présent. Il n'avait plus de carte en main, si ce n'était une idée bien trop dangereuse.
— Votre oncle vous attend dans moins d'une demi-heure pour le dîner. Vous ne voulez certainement pas le contrarier.
Alstair se serait volontiers présenté ainsi, dégoulinant de pluie, dans la salle de réception du palais. Devant les courtisans et ses conseillers tous plus insipides les uns que les autres, ceux qui courbaient l'échine face à Broden et qui le fixaient lui, l'héritier légitime du trône, avec l'œil inexpressif que l'on réserve au mobilier. Il se serait assis à la droite de son oncle, l'eau ruisselant sur le sol de marbre, il aurait enduré ses remarques acerbes et les rires humiliants des nobles présents autour de la table.
Il l'aurait fait, si seulement il n'y avait pas eu Calliopé enfermée quelque part dans les entrailles du palais, sa vie suspendue tout entière à la volonté de son oncle. Il pouvait peut-être forcer la main de Broden en faisant de la Prose, mais il ne pouvait s'y risquer devant des témoins. Et il n'était pas certain d'être en mesure de maintenir son contrôle sur plusieurs personnes à la fois. Il n'avait donc d'autre choix que de faire profil bas d'ici là, s'il osait seulement mettre son plan à exécution.
Alstair songeait à la balafre sombre qui déchirait la ville. D'ici, il en apercevait des bribes à travers les bâtiments. La situation de Calliopé était déjà périlleuse. Mais à présent que cette crevasse barrait la cité... Voyez ce qu'elle a fait, avait dit Ghalard. Le doute qui l'avait étreint à ses mots – ce doute avec lequel, il l'avait vu, il avait transpercé son amie – peinait à se dissiper tout à fait. Alstair ne pouvait croire que Calliopé ait créé cette entaille de son plein gré, bien sûr. Quelque chose, sinon d'anormal, au moins d'imprévu, s'était produit. Et s'il aurait été plus aisé de rejeter la faute sur son amie, il ne pouvait affirmer qu'il n'en était pas responsable, lui aussi.
Il trouva enfin le courage de prononcer la phrase qui tournait en boucle dans son esprit depuis qu'ils avaient rejoint le palais, la veille au soir.
— Conduis-moi aux geôles. Je veux la voir.
Seul le silence lui répondit. Ghalard ne le quittait pas d'un pouce. Quand bien même Alstair aurait-il pu fuir sa présence, le prince avait un problème de taille : il ignorait où se trouvaient les cellules. Il les avait cherchées un nombre incalculable d'heures, enfant. Son oncle avait souvent menacé de l'y enfermer. Mais jamais, au grand jamais, il n'avait réussi à les localiser, et aucun serviteur n'avait voulu lui donner cette indication, malgré toutes ses supplications, ses cajoleries, ses tentatives d'intimidation.

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Calliopé
FantasyÉlève de l'Académie qui forme les meilleurs auteurs du royaume, Calliopé refuse les règles des Muses : dans un monde où la magie tire son essence des mots, elle est trop à l'étroit dans le carcan des formules lisses et versifiées de l'Académie. Jugé...