Chapitre 33

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La nuit n'avait pas tout à fait éteint le désespoir qui brûlait en elle. Calliopé avait dormi d'un sommeil entrecoupé de longues périodes d'éveil ; l'angoisse comprimait sa poitrine et elle avait sombré dans des cauchemars qui la laissaient le cœur battant. Néanmoins, ses pensées avaient gagné en clarté : elle était en sécurité et elle avait un allié.

Lord Arzhul était déjà parti lorsqu'elle s'était levée. Dunstan lui avait servi le petit déjeuner, puis lui avait montré le chemin de la bibliothèque de l'Imprimeur, en lui précisant qu'elle était libre d'aller et venir à sa guise dans toute la bâtisse.

Calliopé, bouche bée, avait longuement fixé les rayonnages. Des milliers de dos de cuir, dans une multitude de teintes, y étaient alignés, frappés de lettres dorées qui luisaient faiblement à la lueur d'un immense chandelier en cristal. Les étagères recouvraient tous les murs de la large pièce.

Elle avait attrapé un volume au hasard et s'était installée dans un fauteuil, tâchant de faire taire ses pensées. Mais elle avait songé à son père, à sa mère qui lui avait légué son don, à Boréas, à ce trou noir qu'elle devait clore, à l'existence d'un autre vortex, à l'Académie dont elle s'était enfuie, à la Garde qui était à ses trousses.

À midi, l'Imprimeur était rentré en trombes et s'était claquemuré dans son bureau avec Dunstan. Aux abois, Calliopé s'était redressée sur son siège, essayant de discerner des mots dans les éclats de voix qu'elle percevait. Il lui semblait que l'inquiétude sourdait des murs, et, le souffle court, elle s'était tenue figée de longues minutes jusqu'à ce que la rumeur cesse. L'idée de se glisser jusqu'à la pièce pour écouter à la porte lui avait caressé l'esprit, mais elle l'avait repoussée, peu désireuse de se montrer désobligeante. Arzhul était un homme occupé et ses affaires ne la concernaient pas.

Le majordome lui avait monté son déjeuner, un air grave sur ses traits, mais elle n'avait rien tiré de lui. Après avoir achevé la lecture d'une pièce de théâtre à la mode, elle avait porté son choix sur un livre d'histoires pour enfants en vers. Cela lui rappelait le désastreux cours de Lady Ava. Et, douloureusement, cela lui rappelait Phénix qui lui avait appris à lire avec un ouvrage similaire, mais elle s'était forcée à poursuivre : si les mots étaient versifiés, ils ne portaient pas en eux l'effroyable complexité des textes qu'elle avait pu étudier à l'Académie, et leur efficacité apaisait un peu les tourments de son esprit ; elle pouvait s'échapper au rythme des aventures qui s'étalaient sur les pages, elle pouvait s'y perdre complètement et oublier le monde autour d'elle.

Enfin, tandis que l'après-midi tirait à sa fin, elle tira des rayonnages un livre au dos bleu et aux lettres d'or. La Muse foudroyée. Elle n'avait pas eu le temps d'en achever la lecture, les étudiants avaient dû rendre leurs exemplaires. Ce fut lorsqu'elle s'en saisit qu'Arzhul poussa enfin la porte de la bibliothèque.

— Profitez-en, dit-il avec un sourire, je crains que ce ne soit le seul exemplaire d'origine qui reste.

Calliopé sentit son cœur se serrer au souvenir des livres brûlés, et de l'effroyable trou noir qu'elle avait causé. Pendant un instant, elle ne sut quoi dire. La dernière fois, il lui avait assuré qu'en dehors de Brythénia, on devait déjà imprimer des contrefaçons ; il lui avait paru peu atteint par les évènements, mais à la façon dont il fixait à présent l'ouvrage, elle n'en était plus si certaine.

Calliopé se souvenait du regard que Boréas offrait aux livres qui étaient nés de ses presses. Elle se souvenait avec précision de la façon dont ses mains effleuraient le papier comme on étreint un ami ; de la façon dont ses yeux avides se posaient sur les caractères gravés sur les pages sans pouvoir les déchiffrer. C'était le regard de quelqu'un qui contemplait un miracle.

CalliopéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant