La main d'Alstair, dans la sienne, était glacée. Calliopé haletait, peinant à suivre le rythme qu'il lui imposait. Il tenait toujours son épée de sa main libre. Les rues défilaient, illuminées de lampadaires aux lueurs d'or, et leurs bottes claquaient contre les pavés. À la faveur d'un pont, les beaux quartiers s'évanouirent derrière eux. La frontière était si nette, à cet endroit, que le panorama en était tout distordu : d'un côté, les résidences blanchâtres en pierre de taille, les rues propres et bien éclairées ; de l'autre, les venelles tortueuses aux toits biscornus et aux façades de chaume et de bois. Alstair et Calliopé s'arrêtèrent, hors d'haleine.
— Je crois... souffla Alstair, je crois qu'on a mis assez de distance...
— Tu penses que Ghalard va nous poursuivre ?
Alstair lui répondit d'un silence éloquent.
Calliopé contempla la vieille ville qui s'étendait à présent devant elle. Il serait facile de semer davantage encore le Chevalier dans les ruelles et dans l'obscurité. La chevalière brillait au doigt d'Alstair, et peut-être auraient-ils pu se terrer dans un établissement quelconque comme il avait lui-même prévu de le faire...
— On doit aller sur la grand-place, déclara Calliopé. Refermer ce trou noir. Tu crois que Ghalard nous a entendus en parler ? Quand est-il entré ?
— Je n'en sais rien.
Ils prirent la direction de la place. Calliopé était vêtue de la robe bleue qu'elle avait enfilée pour dîner ; elle avait l'impression d'être terriblement visible. La colline de l'Académie surplombait le quartier, et, dans son ombre, Calliopé se sentit minuscule. Une multitude de fenêtres perçaient la nuit de lueurs orangées, et son estomac se noua. C'était la même sensation que lorsqu'elle passait devant l'imprimerie : un mélange de nostalgie et de douleur pure. En prenant d'amples respirations, elle chassa cette sensation de son esprit et de son corps. Après tout, s'ils reprenaient la Prose du trou noir, tout redeviendrait comme avant. Si tout se passait conformément à leur plan, on lui offrirait un pardon royal.
Elle se souvenait de la dernière fois où elle s'était rendue dans ces rues avec Alstair. Le soleil de l'automne caressait alors les étals et faisait briller les étoffes et les bijoux qui y étaient disposés. Alstair lui avait acheté une galette et elle se remémorait encore le goût du sucre sur ses lèvres. Désormais, il n'y avait plus que la nuit tout autour, et, dans son ventre, la peur.
Alstair la tira par le bras dans un mouvement vertigineux, avant d'écraser sa main sur sa bouche lorsqu'elle voulut crier. Calliopé, sonnée, prit conscience qu'un mur glacé se pressait contre son dos, et le prince était si près d'elle qu'ils respiraient le même air. Il l'avait entraînée dans le renfoncement d'un perron. Le martèlement de bottes résonna comme un coup de tonnerre à ses oreilles. Une cohorte de gardes progressait dans la rue, pièces d'armure étincelantes sous les lueurs nocturnes, ordres aboyés – les rares passants s'écartèrent de leur trajectoire avec précipitation, certains en poussant des exclamations étouffées.
Le souffle d'Alstair heurtait son front par intermittence, et sa main était froide sur son visage. Il n'était pas beaucoup plus grand qu'elle, mais il tentait de la dissimuler aux regards et il n'y avait presque pas d'espace entre eux. Lorsqu'enfin il se détacha d'elle, elle réalisa que ses joues étaient brûlantes.
— Préviens-moi la prochaine fois ! chuchota-t-elle avec fureur. Et c'était stupide, tes gardes ont beaucoup plus de chances de te reconnaître que moi !
— Allons-y, répondit-il simplement. Nous ne sommes plus très loin.
Les gardes avaient tourné à l'angle de la rue et celle-ci avait retrouvé son calme. Ils débouchèrent enfin sur la place. Étendue noire sous le regard horrifié des statues des Muses, pénombre contre pénombre, on aurait presque pu croire que l'endroit était simplement recouvert d'un grand voile d'eau. Des badauds s'attroupaient là, derrière un cordon de gardes.
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Calliopé
FantasyÉlève de l'Académie qui forme les meilleurs auteurs du royaume, Calliopé refuse les règles des Muses : dans un monde où la magie tire son essence des mots, elle est trop à l'étroit dans le carcan des formules lisses et versifiées de l'Académie. Jugé...