Chapitre 36

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Evangéline resta silencieuse tout le long du trajet jusqu'à La Rose Écarlate. Landon la suivait sagement, tout autant coincé dans ce mutisme. Et alors qu'ils se rapprochaient de l'établissement dans lequel elle avait grandi, son esprit en ébullition ne cessait de se poser des questions et d'imaginer les pires réponses.

Si Mama connaissait la vérité, pourquoi ne l'avait-elle pas aidé alors même qu'elle savait qu'elle était condamnée ? Pourquoi n'avait-elle rien dit pendant toutes ces semaines ? Elle ne pouvait imaginer de bonne raison pour que sa mère la trahisse de la sorte.

Elle prit malgré tout le soin de passer par la porte arrière de la maison close, menant à la cuisine, claquant la porte derrière Landon, suffisamment violemment pour que tout le monde l'entende.

« Mama ! S'écria-t-elle en se précipitant dans le couloir. Mama, on doit parler ! »

Seul le silence lui répondit. À l'étage, elle entendait les filles se préparer à travailler. Les clients arriveraient d'ici deux heure, tout au plus. Mais cette non-réponse de Rose accentua la colère de la jeune femme qui se dirigea vers le grand escalier en marbre décoré d'un tapis rouge sang.

« Leah ! Selti ! Keda ! Neseh ! »

Elle fit irruption dans leur salon. Elle ouvrit la porte avec tant de force que celle-ci vint buter contre le mur et faire sursauter quelques-unes des filles.

« Lily ! Mais qu'est-ce que...

–Mama. Où est-elle ? »

Lorsque Landon apparut dans son dos, certaines des filles ajustèrent le peu de tissu qu'elles portaient.

« Qu'est-ce que tu veux ? Cracha Neseh en les reluquant tous les deux de la tête aux pieds.

–Mama. Qu'est-ce que tu n'as pas compris jusqu'ici ? Répliqua Eva. »

Tendue, Neseh fit un pas en avant, prête à lui balancer une remarque cinglante, mais Keda l'en empêcha en la retenant par le bras.

« Elle est sortie cet après-midi, lui répondit Selti. Elle devrait bientôt être de retour, avant que les clients n'arrivent.

–Très bien, si vous la voyez, dîtes-lui que je l'attends dans son bureau. »

Sur ce, elle se retourna vivement, manquant de bousculer Landon, et repartit en direction du rez-de-chaussée.

Le bureau de Mama Rosa était fidèle à l'image qu'elle se donnait. Parfait au premier coup d'œil, légèrement désordonné lorsqu'on s'y attardait, mais le désordre était calculé, suffisamment pour renvoyer le message qu'elle souhaitait. Ce bureau avait vu défiler bon nombre de ses meilleurs clients. Le Baron, entre autres. Elle-même y était resté des heures, cachée sous le bureau lorsqu'elle était enfant, dans l'espoir que Mama ne la remarque pas, ou assise sur le canapé à raconter tous ses malheurs.

Mais il y avait une chose qu'elle n'avait jamais faite, s'installer sur son siège. Alors elle contourna le bureau en bois massif et se laissa tomber sur la chaise en velours écarlate, au dossier si haut qu'elle s'apparentait à un trône.

Evangéline posa les yeux sur les petits objets devant elle. Une lampe à huile, une plume et un encrier offerts par le Baron, du papier à lettre vierge, une bougie éteinte traînant à côté de son sceau à cacheter. Et surtout, un format miniature du portrait qu'elle avait fait d'elle pour ses dix ans. Elle se souvenait de la corvée que ç'avait été de rester assise devant le peintre, à se faire gronder par Mama dès qu'elle bougeait un peu trop. Mama lui avait fait mettre sa plus belle robe et relevé ses cheveux bouclés, d'ordinaire en désordre, dans une jolie coiffure maintenue par un nœud. Elle savait qu'elle avait fait faire deux exemplaires de cette petite version. Elle avait gardé la première, et confié la seconde à l'homme de main de son père, lors de sa dernière visite.

La Cité de SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant