- Le calme avant la tempête -

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- J'en ai assez. Deux heures, deux heures qu'il nous fait attendre sans montrer signe de vie ! Deux heures que nous aurions pu passer à nous occuper de notre clan, deux heures perdues à ne rien faire...

- Suppa.

- ... tout ça pour qu'au final, j'en suis presque sûr, il ne nous apprenne rien de nouveau comme à son habitude, en nous rabâchant que tout est une question de destin pour nous faire attendre. Il nous tient à ses pieds, il...

- Suppa !!! Tonne mon chef plus fort cette fois ci.

Je me tais. Je suis allé trop loin. Mais qu'est ce qu'il m'a pris ?
Si, je sais en fait. J'en ai assez d'avoir l'impression d'être le chien du Prophète. Il nous mène à la baguette, et nous obéissons sans nous plaindre, sans poser de questions. Assez !
En temps normal, je me serais tu, mais depuis quelques jours, je ne fais que réfléchir en continue, et ce n'est jamais bon... plus je creuse, plus je sens le danger venir, sans comprendre pourquoi. Je suis facilement irritable, presque toujours de mauvaise humeur même si j'essaie de ne rien dire.

- Rappelle toi toujours où tu te tiens. Tu ne dois pas te laisser déborder ainsi. Me dit le Grand Kohga.

Épuisé par mon incapacité à gérer mes propres émotions, je retourne à pas lents à ma chaise. Je m'étais levé pour faire les cents pas, et aussi parce que je savais qu'à un moment où à un autre, si le Prophète n'arrivait pas, je n'allais pas arriver à me contenir, alors je voulais être le plus loin possible de tout objet susceptible de faire les frais de ma colère.
En l'occurrence, le mur en garderait une trace... Ma main aussi.

Une fois assis, je me sens... vide. Je n'ai pas envie de repenser à tout ce qui me tracasse. Mais je vais bien être obligé, il faut bien que je m'occupe des devoirs qui m'incombent à cause de ma fonction.
Je passe ma main sous mon masque pour me frotter les paupières. Elles sont si lourdes que j'ai l'impression que je vais m'endormir à tout moment, et ça m'embrume l'esprit.
Je m'oblige à reprendre contenance et à refermer dans mon esprit la porte de mes émotions... néfastes, disons. Je reprends tant bien que mal mon habituel tempérament calme et mesuré de Général.

- Pardonnez moi. J'ai peu dormi, ce doit être la fatigue. Merci pour le rappel à l'ordre.

- Line ? Soupire t il.

Sa voix sonne comme une accusation. Nous en avons déjà parlé, mais le sujet revient toujours sur la table.

- Line.

- Tu devrais la laisser se débrouiller seule pour certaines choses, tu sais. Toujours être là pour l'aider au moindre petit problème ne fera que la freiner et l'empêcher d'avancer. J'en sais quelque chose...

Je serre les poings que j'ai placés sur mes lèvres comme pour m'empêcher de dire ce que je pense. Il n'a pas toute l'histoire, il ne peut pas savoir.
J'essaie de rester rationnel. Ses mots n'avaient pas pour but de m'agresser ou de me mettre en défaut. Il s'agissait d'un simple conseil.
Je dois me calmer, ça ne me ressemble pas de réagir ainsi...
Je m'oblige à fermer mon esprit à mes pensées le temps d'avoir à nouveau les idées claires. Quand je suis fatigué, elles partent dans tous les sens, encore plus que d'habitude, il faut vraiment que j'arrive à cloisonner à nouveau mon esprit.
Je respire profondément plusieurs fois, et sens la pression redescendre.
Le Grand Kohga me laisse faire sans intervenir.

C'est à nouveau en paix et sans craindre de débordement que je reprends la parole :

- Le Gibdo l'a traumatisée. Et avec tout ce qu'elle a vécu pendant son enfance, ce traumatisme de plus n'était pas le bienvenu. Je pense que c'est entre autre pour cela que j'en veux à Ganon.

Je me rends compte au moment où ma voix s'éteint que je ne me suis pas embarrassé du titre. Je me morigène intérieurement.
Le Grand Kohga claque des doigts et une Arcane fait pivoter son siège vers moi. Il décale son masque pour que je puisse le regarder dans les yeux.
Je me surprends à remarquer que ses cheveux sont plus blancs encore qu'avant. J'ai la curieuse impression que leur couleur dépend de son humeur... des fois grise, d'autre blanche nacrée, ou blanc laiteux...
Je soupire en me disant qu'il faut vraiment que j'aille dormir si j'en suis au point de relever les couleurs de cheveux d'une personne que je côtoie minimum le quart de mes journées...

- Mais pas que. Complète mon chef, se doutant que je n'ai pas fini mon idée et me ramenant les pieds sur terre.

- Comme d'habitude, je ne peux rien vous cacher...

C'est un sourire dans la voix qu'il me rétorque :

- Tu n'es pas mon second pour rien. Qu'est ce qui te fait si peur par rapport à notre Seigneur s'il revient ?

Je prends le temps de bien choisir mes mots.
Oui, qu'est ce qui me fait peur à ce point, car c'est bien de la peur et non pas uniquement de la colère ?
L'évidence s'impose à moi aussi clairement que si l'on m'avait illuminé le souvenir qui remonte.
Je pince les lèvres en me rappelant dans les moindres détails ce moment. Son corps inerte et blessé, baignant dans un sang qu'elle n'aurait jamais dû verser. Sa peau sillonnée de rouge, que je voyais pour la première fois de couleur chair et non violette. Ses cheveux noirs éparpillés dans la neige, colorée à la fois par son sang, celui des monstres et sa Rancœur.
Je me souviens également de l'effroi qui m'avait pris à ce moment là. De là où je me tenais, sa respiration était si faible que je ne pouvais la discerner. J'ai vraiment... J'ai vraiment cru la perdre.

- Vous souvenez vous de la fois où j'ai disparu quelques jours du repaire, pour la première fois sans vous en avertir ?

- Un peu que je m'en souviens. J'ai failli envoyer une patrouille de recherche, elle était prête à partir quand tu m'as contacté.

- Là n'est pas le sujet.

Mais je suis touché de l'apprendre.

- Comme vous ne m'aviez pas demandé de rapport, je n'en ai pas fait. Le voici donc : je me trouvais au Refuge des Neiges, car Line était mal en point après un combat un peu trop violent alors qu'il neigeait dans les Hauteurs. Je m'excuse d'ailleurs à nouveau de ne pas vous avoir dit plus tôt la faiblesse de Line, je pensais que vous le saviez.

Je me dis après avoir prononcé ces mots que de toute façon, ce n'était pas à moi de divulguer quelque chose qu'elle aurait peut être voulu garder secret.
Par réflexe, je lance un regard du côté de la porte. Assuré du fait que nous soyons seuls, je poursuis.

- Je l'avais amenée au Refuge car une téléportation dans son état aurait pu lui être fatale. Je l'y ai installée le temps qu'elle se rétablisse. C'est là bas que je me suis rendu compte de ce qu'elle représentait pour moi. Et c'est là bas qu'elle m'a raconté son passé. Son enfance, où elle a été brisée, torturée, humiliée, rabaissée. Et que pourtant, elle s'est relevée et a combattu.

Je frissonne d'une haine que je ne pensais pas pouvoir posséder en moi. Je hais son jumeau. Je hais son père. Je hais ceux qui lui ont fait ça. Et je me jure qu'un jour ou l'autre, ils paieront pour leurs crimes.

- Là bas, elle m'a également confié que durant la Bataille des Bois Perdus, quelque chose s'était insinué en elle. Quelque chose de mauvais, de sombre. Et que depuis, elle n'était plus vraiment elle même, notre virée dans les Profondeurs ayant terminé d'enfoncer le clou.

- Mais qu'est ce que cela a à voir avec... Non... tu veux dire...

Je vois que mon explication fait chemin dans son esprit. Les Bois Perdus contrebalancent le pouvoir sacré émanant de la Forêt Korogu, ils sont le domaine du Démon. Tout comme les Profondeurs.

- J'en tiens le Seigneur Ganon pour responsable. Terminé je brusquement.

Mon chef sursaute et jette un coup d'œil au Réceptacle, une lueur d'angoisse au fond des yeux.

- Suppa, mesure tes paroles.

Je me lève lentement de mon siège, mes sabres tintant lors de mon mouvement. Je fais le tour de la table, passe derrière le siège du Grand Kohga, et vais m'appuyer au rebord de bois de cette dernière en faisant face au petit gardien noir et violet inanimé.
Je crois les bras et me plongeant dans l'étude de ses pattes arachnéennes. Son corps est étrangement ressemblant si ce n'est pour la couleur à un autre petit gardien...

- Grand Kohga... N'ai je donc pas le droit de vous faire part de ce que je ressens ? Dis je d'une voix calme et posée, mais fatiguée. Je vous sers loyalement depuis que vous m'avez recueilli. Je ne me suis jamais plaint. Pas une fois je n'ai eu de mot plus haut qu'un autre. Puis je alors, je vous prie, vous partager ce qui me tourmente ?

Étonnamment, je ressens une sorte de jalousie en pensant que quand ils ont besoin de se confier, tous les membres du clan se tournent vers le Grand Kohga, qui les écoutent sans mot dire, alors que moi, je suis obligé de tout garder pour moi.
Je ne veux pas inquiéter Line, ce n'est pas le rôle de mes sous-fifres et de mes officiers... si je montre mes peurs à qui que ce soit d'autre que mon chef, cela provoquera de la panique. Et pourtant, j'ai l'impression de n'avoir le droit de rien dire.

- Ce n'était pas un reproche, Suppa. Soupire t il. Tu n'as pas besoin de te mettre sur tes gardes ainsi, et arrête bon sang de me parler sur ce ton formel, c'est horripilant. Bien sûr que tu peux me dire tout ce que tu veux, mais c'est simplement que tu n'as pas forcément choisi le meilleur moment.

Je comprends à son coup d'œil vers le Réceptacle ce qu'il veut dire, mais ce n'est pas pour autant que j'adhère. Pour moi, il n'est qu'un bout de ferraille sans vie. Pourquoi en avoir peur ? Mais je reconnais qu'il faut être prudent, mieux vaut prévenir que guérir.
Je m'incline devant lui.

- Pardonnez moi.

Un long silence s'ensuit. Nous sommes deux à réfléchir à plein régime.
Au milieu de mes réflexions, une idée attire mon attention. Une reliée au Réceptacle.
En réalité, nous jouons tous la comédie devant Astor, le Seigneur Ganon et même le Réceptacle, au cas où. Nous sommes un gang d'assassins,

de dissimulateurs avant tout, il ne faut pas l'oublier. Nous sommes les ombres et les peurs, nous sommes les ennemis à abattre. Mais tout cela, c'est ce que nous voulons bien montrer à l'extérieur. Car nous jouons une pièce de théâtre, où ceux qui ne savent pas jouer parviennent à faire illusion grâce à des masques faits de larme et de sang. Ombre, larme, et sang. C'est ainsi que je nous décriraient.
Je suis coupé dans mes pensées par le Grand Kohga qui reprend la parole d'une voix hésitante.

- Par rapport à Line...

Je hausse un sourcil.

- ... Tu devrais lui dire, Suppa. Avant qu'il ne soit trop tard.

- Que voulez vous dire ?

- Je n'ai pas à m'immiscer dans vos affaires, je ne vois pas le futur. Mais j'ai toujours un coup d'avance, et j'ai un mauvais pressentiment quant à vous deux.

Mon cœur rate un battement même si je garde une expression neutre.
Qu'est ce que cela signifie ? La dernière fois qu'il a utilisé cette expression, "un coup d'avance", c'est quand il me parlait des esprits et âmes particulières. Les voit il toujours, même s'il me prétend le contraire ?

- Et que pressentez vous ?

Non, je me fais des idées. La fatigue me fait même douter de mon chef...

- ...J'espère me tromper... chuchote t il d'un air sombre.

Soudain, un sous fifre se téléporte devant moi, me faisant sursauter.

- Le Prophète est en chemin.

- Merci. Tu peux retourner à ton poste.

Il s'incline et disparaît.

Et bien, ce n'est pas la ponctualité qui étouffera le Prophète... deux heures et demi de retard, j'ai rarement vu pire.

Je relègue dans un coin de ma tête notre conversation, pour pouvoir l'analyser plus tard. À présent, je dois me focaliser sur le Maître Voyant pour ne pas faire de faux pas.


Chroniques d'Hyrule : 1. Haine, Rancœur et VengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant