Le Gardien des Cerfs - Tomes 1 & 2

Chapitre 2

En ce matin d'automne, la rue Sarasate était plongée dans la brume et le silence. Cette allée tortueuse, cernée par les boulevards de la vieille ville, se frayait un chemin entre les maisons biscornues qui bordaient la route.

Devant l'une d'entre elles, une boîte aux lettres rouillée portant le numéro quinze menaçait de tomber à terre, ballotée au gré du vent. La peinture blanchâtre de la clôture était écaillée, des tuiles manquaient au toit, et quelques nains de jardin se noyaient dans les mauvaises herbes qui envahissaient l'arrière-cour. C'était là, au quinze rue Sarasate, qu'habitait Gabriel Prodel.

En cet instant, Gabriel était profondément endormi dans son lit, la bouche légèrement entrouverte. Seule sa lente respiration troublait le silence de sa chambre, et la lumière orangée d'un réverbère éclairait faiblement la pièce à travers la fenêtre.

Contrastant avec le joyeux chaos qui régnait dans le reste de la maison, la chambre de Gabriel était sage et bien rangée. Une épaisse moquette rouge recouvrait le sol. Les murs étaient tapissés de posters d'animaux, de photographies de famille et d'articles de journaux relatant l'histoire d'un bébé à cornes.

Les meubles de la chambre étaient dépareillés, comme s'ils provenaient d'une brocante. À droite de la porte d'entrée, le lit sur lequel Gabriel dormait avait visiblement fait son temps. La chambre comportait également une vieille armoire, une commode, et un bureau sur lequel de nombreux livres étaient entassés.

Le réveil afficha sept heures et se mit à sonner. Gabriel poussa un grognement, tâtonna sur sa table de chevet pour éteindre son réveil, et se redressa sur son lit. Il bâilla à s'en décrocher la mâchoire, puis se frotta mollement les yeux. En face, un miroir accroché à l'armoire lui renvoyait son reflet.

À quinze ans, Gabriel était mince et avait des cheveux noirs et brillants. Il les rabattit en avant afin de cacher son front noueux. Son teint pâle, son nez court et ses pommettes hautes ne le rendaient guère séduisant, mais il avait tout de même deux grands yeux gris, vifs et perçants.

Il tendit l'oreille, mais aucun son ne venait troubler le calme de la maison. Ses parents et ses frères devaient encore dormir. Gabriel se leva et regarda le cadran de son réveil avec un léger pincement au cœur.

Le 1er septembre, jour de la rentrée scolaire. Il détestait cette date. Chaque année, il devait retrouver des camarades qui lui adressaient des regards en biais, des sourires narquois et des remarques déplacées. Bien sûr, il s'y était habitué avec le temps : chaque enfant de la fratrie Prodel avait eu sa part de quolibets, notamment en raison de l'excentricité de leur famille et de leur pauvreté.

Gabriel avait même droit à un traitement de faveur, en raison des surnoms dont on l'affublait : « démon » ou « fils du diable » étaient les moins originaux. La plupart du temps il n'y accordait aucune importance, mais cela devenait problématique lorsqu'il fallait constituer des équipes en sport ou en cours de chimie. Un jour, une camarade lui avait même demandé s'il pouvait invoquer les esprits démoniaques, sans que Gabriel ne sache s'il s'agissait d'une blague ou d'une véritable question.

Gabriel laissa échapper un rire. On aurait pu penser qu'après tout ce temps, les autres élèves se seraient lassés de cette histoire, mais les scandales n'étaient pas oubliés si facilement dans la petite ville de Montfermeil. Le plus ridicule, c'était que lui-même ne se souvenait pas d'avoir eu des cornes. Seuls les articles de journaux épinglés dans sa chambre prouvaient que cette histoire n'était pas une pure invention.

Résigné, il fit rapidement sa toilette, s'habilla d'un pull et d'un jean, avala un bol de céréales et sortit par la porte arrière de la cuisine. Le ciel était clair, et un vent léger faisait osciller les feuilles des arbres. Le vélo de Gabriel se trouvait au fond du jardin, contre le cerisier. Il l'enfourcha et roula en direction du lycée.