Thaïs (Chapitre 189)

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-Gaëtan ? Ça va ? Que te dit-elle ?...

Gaëtan reste sourd à nos appels. Ses traits sont pâles, figés et il ne peut s'empêcher de resserrer ses doigts autour de la lettre d'Edilyn.

Il redresse pourtant enfin la tête vers nous et ses yeux se posent d'abord sur Eric. Il lui tend les feuillets d'une main qu'il voudrait sûre et mon frère les attrape d'un geste rapide.

-Tenez, lisez-les si ça vous fait plaisir.

Eric me jette un coup d'œil d'appel au secours et je m'apprête à répondre lorsqu'Aevin me devance.

-Gaëtan, on est pas obligé de la lire, si tu ne veux pas je...

-Non. Allez-y.

Je m'approche alors d'Eric et Aevin vient se placer à sa gauche. Nous nous penchons d'un même mouvement tandis qu'il déplie la première feuille et je commence à déchiffrer les lignes qui ont mis Gaëtan dans un tel état.

Cher Gaëtan,
Je t'écris parce que je suppose que tu dois désirer des nouvelles... Bravo pour la manifestation. Les habitants d'Astra vous ont tous érigés en héros... Vous êtes passés à deux doigts de gagner la bataille.

Je relève la tête pour regarder Gaëtan. Sans paraître voir mon regard, il s'avance au fond de la pièce et prend Kim dans ses bras. La petite éclate de rire tandis qu'il me semble voir une larme rouler sur la joue du mystérieux frère de mon mari.

Je reprends ma lecture, sentant une appréhension croissante m'envahir.

J'ai fais intervenir ma garde noire. Tu as du voir le temps depuis la prison non ? Les fenêtres ne sont que de minuscules interstices mais cela suffit je suppose. Un orage. Un temps comme je les aime en ce moment. À l'image des tourbillons de colère et de souffrance qui ne cessent de partir à l'assaut de mon cœur. Sur mon ordre, les gardes ont tirés sur la foule. J'ignore combien d'hommes, de femmes, d'enfants même, sont tombés sous les balles. Sans cette intervention qui pour beaucoup a fait tourner cette manifestation au cauchemar, je ne serais sans doute plus la reine toute puissante aujourd'hui. Ils auraient dans leur colère pris le Palais... Avaient-ils seulement conscience de leur force ?

Je relève une fois de plus la tête. Sans que je m'en sois rendue compte, ma respiration s'est faite beaucoup plus rapide, et je pose une main sur mon cœur pour tenter malgré moi de me calmer.

Des enfants... Des hommes et des femmes innocentes. Je comprends mieux la figure de Gaëtan. Ils étaient là, pour le prince, mais pour nous aussi. Et pour lutter contre Edilyn. Je me force à me replonger dans la lecture alors que tout mon être semble refuser de poser ne fus-ce que mes yeux sur les lignes écrites de façon étrange, désordonnée.

Tu aurais pu empêcher ça Gaëtan. D'une façon ou d'une autre. Tu te rappelles ce que tu m'avais dit ? "Je ne reviendrai que le jour où tu rendras son trône à Gabriel". Lorsqu'il est mort, tu m'as jugée, sans me laisser la moindre chance d'explication. Me privant ainsi de la seule aide qui pouvait encore m'aider à ne pas sombrer dans la partie la plus noire de mon âme.

Est-ce moi qui pleure ? Je repense à l'orage, à notre tension de la matinée. Je fixe mes yeux sur Gaëtan qui repose à terre Kim. Non, il n'est pas responsable...

La mort de Gabriel ? Un tragique accident. J'ai tiré sur Christian qui se jetait sur moi dans un geste automatique de défense. Je n'ai même pas eu le temps de réfléchir. Mais Gabriel s'est interposé. Aujourd'hui, ce crime me hante autant que vous tous. Mais je ne veux plus le revivre encore et encore dans mon cœur et mon esprit... J'ai fais un choix décisif. Comment pourrais-je jamais en revenir ? J'ai tranché le dernier lien qui m'unissait à mon frère... Et à toi. La mort d'un dixième des manifestants peut-être n'est qu'un début. Un terrible début.

Je ferme les yeux. Aevin a fini sa lecture. Je ne me tourne pas vers lui, je ne fais pas un geste. Concentrant chacune des parties de mon être, je parviens à me décider à finir de lire la lettre d'Edilyn.

Il me semble que je m'éloigne du sujet. Faisons donc un résumé. La manifestation a échoué. Mais je suppose que tu sais faire des additions. Désormais, je n'ai plus aucun véritable allié à Astra. Excepté les faibles qui auront peur de moi et ceux qui aiment l'or plus que la justice. Ne te fais pas de faux espoirs. Je ne doute pas d'arriver à tenir le pays. L'expédition pour Sagan ne saurait donc être remise à plus tard. Vous partirez tous demain, et soyez heureux que je ne fasse pas plutôt une exécution publique à titre d'exemple.
Gaëtan, avec tout mon plus sincère respect...

Est-ce une impression ? L'encre semble s'être diluée légèrement sur la feuille à cet endroit-là. Aurait-elle pleuré ? Serait-elle moins sûre d'elle qu'elle ne veut le paraître ?

Edilyn.
PS : mon capitaine des gardes était persuadé en me faisant son rapport que la fameuse héritière -notes l'ironie- se trouvait dans cette manifestation. Et s'il a raison, elle était blessée et seule. Je te laisse en tirer toi-même les conclusions...
La célèbre Ysaïne serait-elle aujourd'hui seulement toujours en vie ?

Je m'écarte d'Eric et de la lettre maudite. Tout ce que je viens de lire semble danser dans ma tête et je porte les mains à mes oreilles dans un essai dérisoire de me couper du monde extérieur.

Ysaïne ! Non, elle se trompe, elle veut nous pousser tous au désespoir... Mais Edilyn n'a fait que nous transmettre les paroles du garde. Par quel horrible hasard aurait-il pu retrouver l'enfant que nous cherchons tous depuis des semaines et des mois ?

Elle est en vie. Elle est forcément toujours en vie. Je me rends alors compte qu'en disant cela, je pense avant tout à Azylis. Azylis, qui ne vit plus que pour sa vengeance et sa fille. Azylis, si loyale et généreuse... Impulsive, toujours prête à aider... Il me semble aujourd'hui qu'Edilyn a aussi réussi à détruire cela.

Je me tourne vers mon frère, pâle comme la mort, et pose fermement ma main sur son épaule.

-Eric, je...

-Tous ces morts Thaïs... Pour rien. Juste pour nous !

-Pour les trois cents prisonniers...

Je corrige mécaniquement et Eric ne relève pas. De toute façon, il sent bien que dans mon cœur je ne peux m'empêcher de ressentir exactement la même chose que lui : l'horreur.

Aevin est à côté de Gaëtan. Il lui parle calmement, doucement, et l'espace d'un instant je me prends à penser que l'on ne peut deviner qui est l'aîné en les observant ainsi.

-... Gaëtan, elle ment. Tu n'es pas responsable. La seule personne qui doit se sentir coupable, c'est elle...

Gaëtan relève les yeux vers son frère et j'entends distinctement sa réponse.

-Je sais tout cela. Mais tu as lu ce qu'elle a écrit au sujet de la mort de Gabriel ?

-Oui j'ai vu mais...

Je recule légèrement et serre la main de mon frère entre la mienne. Moi aussi j'ai remarqué cet horrible passage. Ces quelques lignes qui laissaient entrevoir que tout aurait pu être très différent...

Gaëtan plonge alors la tête dans ses mains et murmure d'une voix grave :

-Je ne peux pas vivre comme ça Aevin. Tu te rends compte ? Même après avoir lu cette lettre odieuse, je l'aime encore... Et ça me déchire de l'intérieur.

Il redresse alors la tête sans laisser à Aevin ou à qui-que-ce-soit d'autre le temps de répondre et murmure de nouveau :

-Vivement qu'on parte. Même si c'est pour Sagan.

Intemporel T3 & 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant