CHAPITRE QUARANTE.

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Dimitri.

C'est étrange à quel point une personne peut se détester elle-même. J'ai toujours pensé que je ne connaîtrais jamais ce sentiment, alors quand je l'ai senti m'envahir pour la première fois, j'en suis resté médusé pendant plusieurs secondes. Et j'ai enfin compris ce que ressentait Anna depuis des mois, ce dont elle m'avait parlé sans cesse les premières semaines, qu'elle avait tenté de m'expliquer, en vain. Ce dégoût de soi-même d'une intensité inouïe, cette rancœur qui naît doucement et qui prend violemment le contrôle de vos pensées, cette envie de se laisser périr pour se punir. Et c'était ce que je faisais depuis trois mois, désormais. Je me laissais crouler sous la saleté, les remords et la culpabilité. Mes parents et Anna, après avoir tenté maintes et maintes fois de me faire parler, avaient fini par abandonner après mes bougonnements. Ils se contentaient désormais de me lancer des regards désolés les seules fois où je daignais sortir de mon antre.

La fin du lycée avait été pour moi un véritable soulagement. Étant donné qu'il était dans ma classe, j'étais forcé de le croiser tout le temps, et parfois, je sentais son regard insistant sur moi. Mais je ne pouvais pas soutenir son regard. Je n'avais pas le courage d'apercevoir les fantômes de ses éclats de rire, ou bien voir les ravages que mes mots avaient laissés sur son beau visage. Je n'avais pas la force de regarder le résultat de mes erreurs. Parce que je tenais encore bien trop à lui pour le voir si mal en point. Et pourtant... quelques fois, lorsque j'étais certain qu'il ne sentait pas mes yeux sur lui, je l'observais. Je pouvais voir le trait de concentration qui se formait au-dessus de ses sourcils quand il réfléchissait, la façon dont il mordait sa lèvre quand il hésitait à parler à voix haute, ou encore le passage de ses doigts dans ses cheveux soyeux. Mais je ne pouvais pas détailler la couleur de ses yeux, ni même sentir son odeur délicieuse ou encore moins effleurer la forme de ses lèvres. Et ça me brisait le cœur.

Désormais que le lycée était fini, j'étais décidé à passer mes journées entières à m'installer sur le rebord de la fenêtre et regarder au-dehors. Les jours où il pleuvait étaient celles que je préférais, parce que au moins, je n'étais plus le seul à pleurer. Le ciel d'un gris sombre me rappelait la tristesse dans mon cœur, les gouttes de pluie qui s'écrasaient contre la vitre se mêlaient aux larmes qui coulaient sur mon visage et les tempêtes qui faisaient rage aux violents sanglots qui secouaient mes épaules. Parfois, la peine était si grande que je devais enfouir mon poing dans ma gorge pour contenir un hurlement. Ainsi, j'avais l'impression que justice était rendue. Je n'étais pas heureux, je ne m'amusais pas, et je pouvais enfin me sentir moins coupable.

Mais ce qui me faisait ressentir tant de douleur n'était pas la culpabilité, oh non. J'aurais pu m'en débarrasser plus facilement, c'était une évidence. Mais le manque... Ce sentiment qui grossissait dans mon cœur et qui écrasait toute trace d'espoir, ou un quelconque sentiment positif, et qui ne laissait plus que noirceur et tristesse. J'étais une épave, une poupée de chiffon qui ne gardait plus aucun souvenir de sa période de joie intense.

Lisa avait coupé les ponts avec moi. Depuis la fin du voyage scolaire, elle ne m'avait pas adressé la parole et ne me saluait même plus lorsque nous étions assis à côté. Même si la douleur était moindre comparée à celle que je ressentais pour mon meilleur ami, cet abandon m'avait encore plus affaibli. J'étais seul, terriblement seul. Et tout cela, à cause de moi. Comment avais-je pu prononcer ces mots à son encontre ? Comment avais-je pu être aussi blessant, aussi hargneux ? Envers lui, qui m'avait tant aidé ? Qui m'avait fait connaître des tas de sensations, qui m'avait initié à des joies de la vie d'adolescent, qui m'avait fait rire, aimer, vivre ? Comment avais-je osé ?

Alors même que ces questions tournaient encore et encore dans mon esprit, aucune larme ne coula sur mon visage. J'avais bien trop pleuré ces derniers mois, j'avais épuisé toute l'eau dans mon corps. Cette nuit-là, il pleuvait. Au loin, j'apercevais la mer sombre et agitée qui s'écrasait sur les hautes falaises. Les rares personnes dans les rues se protégeaient avec leurs parapluies ou leurs manteaux, et couraient se réchauffer chez eux. La lune était belle dans le ciel, et les étoiles brillaient intensément. J'ai aperçu la lumière du phare qui tournait, encore et encore. Et j'ai alors pensé à quelque chose. Alors que j'avais pourtant prévu de ne pas sortir de chez moi de tout l'été, je me décidais à aller voir Jay à l'hôpital. Avant d'être le petit ami d'Anna, il avait été mon ami. Auquel je tenais beaucoup.

« Elle s'appelait Anna »Où les histoires vivent. Découvrez maintenant