LE PLUS-QUE-PARFAIT

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J'avais un ami de cette espèce rare et difficile à ne pas perdre, que l'on jalouse souvent, et que l'on ne peut s'empêcher d'admirer, parce qu'ils ont tous les talents, dont celui de rendre notre vie plus animée et plus colorée. Musicien, polyglotte, doté d'un remarquable coup de crayon, d'une logique implacable et du sens des chiffres, il était si doué dans toutes les disciplines que nous nous sommes longtemps demandé quel genre de carrière il choisirait. Naturellement, à l'époque où nous nous sommes rencontrés, en construisant des châteaux de sable sur une plage recuite de soleil, je ne me posais pas encore ces questions. Je trouvais seulement ses châteaux meilleurs que les miens, et je me demandais comment il s'y prenait.

Le département où ses dons se faisaient jour de la manière la plus flagrante était peut-être celui de la conversation. Il pouvait, sans effort apparent, faire voyager son auditoire à travers une farandole de royaumes hétéroclites, rendre désopilants les détails les plus accessoires, et faire preuve par ses réponses d'une écoute et d'une perception si fine de vos propos qu'il n'était souvent même pas besoin de lui expliquer votre pensée jusqu'au bout. Cette formidable intelligence des êtres et des choses, qu'il dépensait sans compter dans toutes les entreprises où il s'engageait, faisait spontanément de lui le pivot et le modérateur de toutes les causeries dont il était, quel que fût le nombre des participants, et lorsqu'il donnait à la discussion une impulsion nouvelle, nous emmenant sans crier gare sur quelque terrain inédit, c'était chose toute naturelle que de l'y suivre. M'essoufflant assez vite dans ce genre d'exercice, je finissais en général par l'écouter parler des heures durant, sans me lasser, sans souhaiter que la soirée prît fin. Il m'apparaissait – m'apparaît encore, quand je me remémore ces jours heureux – comme plus vivant que moi, ou du moins, comme apte à habiter le présent de façon plus complète et enthousiaste, là où j'avais – où j'ai – le sentiment d'exister en différé, trouvant toujours le bon mot que j'aurais dû avoir une fois la conversation finie, ne voyant le génie d'une de ses phrases que plusieurs heures, voire plusieurs jours, après l'avoir entendue.

Tant de portes et de boulevards s'ouvraient devant lui que nous avons tous été surpris le jour où il a arrêté son choix de carrière. Décorateur intérieur, c'est quelque chose, certes, et cela nourrit son homme, mais nous nous étions attendu à quelque chose de plus farfelu, de plus provocant : il aurait pu faire tout ce dont nous ne pouvions que rêver. Rien ne l'y obligeait, cependant, et il y avait à vrai dire une certaine logique à ce choix : lui qui était si habile à meubler agréablement nos entretiens, à égayer nos vies de ses trouvailles et de sa vivacité, ne trouverait-il pas là un prolongement naturel à ses talents quotidiens ? Il nous tardait de voir ses premières créations dans ce nouveau domaine.

Son goût pour les braderies et les vide-greniers de tout poil était si ancien qu'il prédatait probablement notre rencontre. Il avait toujours été doté, entre autres choses, d'une mémoire d'éléphant, et aimait à déambuler dans les allées encombrées de bimbeloterie, où il cherchait à vérifier, en retrouvant tel ou tel objet depuis longtemps disparu de sa vie, l'exactitude du souvenir qu'il en avait gardé. « Tu te rappelles les brocantes nocturnes où nos parents nous emmenaient, quand on était gamins ? me demandait-il parfois. Les lampions, les guirlandes, les cornets de beignets à minuit, et les orgues de barbarie qu'on entendait un peu partout sans jamais les voir... »

Je n'ai aucun souvenir de la sorte. Ceci dit, il était parfaitement capable de garder en mémoire toutes sortes de faits que j'avais complètement oubliés. Cette attirance pour le désuet, qui le poussait régulièrement chez les antiquaires, où je l'accompagnais de temps à autre, n'était d'ailleurs pas un goût purement matérialiste : il ne s'y lançait pas en quête d'objets particuliers à posséder, mais à la recherche de celui ou de ceux qui, combinés dans un même espace, aideraient à recréer l'ambiance d'un jour, d'une semaine, d'une heure lui ayant été particulièrement chère. Quelquefois, même, il avouait chercher simplement à retrouver, dans les brocantes du jour, le charme des brocantes d'antan.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant