LE SURSIS (partie 2)

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Je m'étais attendu à le trouver allongé sur un lit de fortune, agonisant comme aux derniers jours où je l'avais connu. Au lieu de cela, il était assis à une table, l'air affairé, probablement penché sur des papiers importants. Il portait ces vieilles lunettes d'écaille que ma mère avait rangées dans une boîte après l'enterrement, et qu'on n'avait jamais pu retrouver par la suite. Il était torse nu. Son corps malingre et flasque, ses côtes saillantes indiquaient bien une chose : quoi qu'il eût pu faire pour échapper à la mort pendant toutes ces années, il n'était pas guéri. Il ne m'avait pas entendu entrer. D'une voix douce, presque secrète, elle lui dit quelques mots, et il tourna la tête vers moi.

Je ne saurais dire ce qui se passa en moi à cet instant. Mon premier réflexe fut de me jeter dehors et de m'enfuir en courant vers mon taxi, en les laissant tous deux derrière moi et en renonçant à comprendre ce qui, si je le comprenais, risquait fort de défaire d'un seul coup toutes les mailles de l'existence que j'avais mis si longtemps à assembler. Et cependant, tandis qu'il se levait et s'avançait vers moi en rehaussant ses lunettes, comme pour mieux me remettre, je me pris à espérer quelque impensable remise de peine, et m'approchai de lui à mon tour. Avant même de m'en rendre compte, je le serrais entre mes bras, et ses omoplates anguleuses sous mes doigts me confirmaient qu'il ne s'agissait là que d'un sursis.

« Mais... qu'est-ce que tu fais ici ? »

Il venait de me poser la question que j'allais lui faire, et il me fallut un effort inhumain pour répondre, car en l'entendant me parler en français, en retrouvant cette voix qui s'était tue dans ce qui me semblait être une autre vie, je sentis un sanglot irrépressible m'emplir la gorge.

« C'est toi qui m'as invité », dis-je en lui montrant la carte postale. Il la contempla avec des yeux hébétés.

« Ah... tu n'as qu'à rester quelques jours, dans ce cas. »

Ce n'est qu'une fois de retour au taxi, tandis que je demandais au chauffeur de revenir me chercher au même endroit trois jours plus tard, que je mis le doigt sur le détail qui m'embarrassait le plus. Ce n'était pas le fait que la table sur laquelle je l'avais vu laborieusement penché fût vide, ce n'étaient pas ses jambes devenues aussi grêles que des lianes desséchées. Non, c'était le fait qu'il n'avait pas dit mon nom.

Comme beaucoup de gens, j'imagine, j'avais souvent façonné en rêve le moment impossible où il me serait donné de revoir mon grand-père. Aussi invraisemblable que cela pût être, je m'étais plu à élaborer pour cette scène des cadres plausibles : si un jour, on me permettait de le retrouver, ce serait dans une chambre stérile, dans quelque centre médical expérimental en banlieue d'une grande ville, et il serait étendu sur un lit gériatrique, les membres parcourus d'électrodes, peut-être en train de boire un gobelet de la mixture encore inconnue du grand public qui l'avait ramené à la vie. Je l'avais imaginé entouré de personnel qualifié et d'appareils sophistiqués. Le dénuement et l'isolement de cette bicoque hideuse m'épouvantaient.

L'après-midi fut émaillée de questions et de remarques sporadiques, comme si la torpeur ambiante nous rendait incapables d'une conversation suivie. Il me demanda comment allaient la famille, le travail. J'avais tant de questions à lui poser que pas une ne réussit à franchir mes lèvres. Toutes celles qu'il me posa auraient pu m'être posées par n'importe quelle vague connaissance.

Alors que j'aurais dû concentrer sur lui toute mon attention, elle déviait pour moitié au moins vers l'étrange jeune femme qui partageait ses jours dans cette étuve et qui, pour le moment, s'était évaporée. Je n'osais pas imaginer la nature exacte de leurs relations, et j'espérais (très modérément) parvenir en les observant à une conclusion qui ne m'affligerait pas davantage.

Nous buvions une espèce d'infusion amère qu'elle avait préparée avant de se retirer, et je me demandai, en la sirotant, si cette tisane lénifiante n'était pas, précisément, le secret.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant