Ma voix dans le salon résonna comme un blasphème sous les voûtes d'une basilique. Je me tus à nouveau, mais pas longtemps. Je vis bien à son allure placide que je ne l'avais nullement dérangé, au contraire, sa sieste avait duré trop longtemps déjà, et il paraissait content que quelqu'un l'en eût tiré. Son chapeau de paille était à présent accroché au portemanteau, comme une chape de sommeil dont je l'eusse aidé à se délester. Contre le mur, la comtoise indiquait toujours quatre heures et demie. Un peu plus tard, en arpentant la maison, je constaterais que toutes les pendules étaient arrêtées à la même heure. Il avait dû prendre soin, à une ère reculée, de les ajuster ainsi avant de se coucher pour sa longue, longue sieste. Peu à peu, ma langue se déliait : je commençai à lui parler de l'école, de la bande de petites brutes qui m'avait poussée à chercher refuge dans son jardin, comme les chats, de la grenouille de Pierre, du voyage en Espagne que j'avais fait avec mes parents et de la dispute qu'ils avaient eue là-bas, et de celle d'avant-hier aussi, et du petit frère ou de la petite sœur que j'aurais bien voulu avoir, surtout dans ces moments-là. Je lui dis que j'étais une championne au jeu de dames et qu'un jour, s'il avait le temps (et qui pouvait l'avoir, sinon lui !), nous pourrions y jouer ensemble. Il eut l'air intéressé.
Il faisait presque nuit lorsque je ressortis. J'avais dit à mes parents que j'irais jouer chez une amie avant de rentrer. Ils ne se feraient pas de souci. En chemin, dans les rues désertes, j'essayai d'imaginer le squelette tremblotant qui s'affairait à aller prendre une chaise vermoulue à l'autre bout du salon et à la rapporter près de son fauteuil d'un pas grêle et branlant. Cette scène grotesque me fit légèrement frissonner : cela ne ressemblait pas du tout à M. Salpêtre. En fait, de ma vie entière, je ne l'ai jamais vu bouger. Son immobilité faisait partie de lui.
Le reste de la semaine, je rentrais directement chez moi, mais à partir du lundi suivant, je me mis à passer environ une heure chez lui tous les soirs. Je lui parlais alors de mes mésaventures, de mes exploits, de mes rêves et de mes cauchemars. Nous jouions régulièrement aux dames, et je plaçais ses pions en fonction de ce qu'il aurait fait à ma place. Au début, je pense qu'il me laissait gagner la plupart des jeux, de moins en moins souvent ensuite. En vérité, il était très fort, et m'apprit quelques tactiques très utiles dont je me sers encore aujourd'hui. Bientôt, je me mis à explorer le reste de la maison : l'étage, les chambres, le cellier. Quand je m'engageai pour la première fois dans l'escalier sombre et étroit, il me sembla entendre résonner les rires d'un autre enfant qui trébuchait sur les marches irrégulières. Il régnait à l'étage une odeur de cirage et de biscuits desséchés. J'entrai d'abord dans la salle de bains, vide et bleue. La baignoire, bien qu'abandonnée depuis des années, demeurait étonnamment blanche et propre. Posée sur le rebord du lavabo, une minuscule caravelle veillait depuis sa bouteille sur la pièce assoupie. Elle avait dû, en son jeune temps, trôner aux côtés des autres navires ancrés le long des étagères du salon, avant d'être remontée ici par un petit garçon désireux de l'envoyer voguer vers les improbables horizons du robinet et du siphon. La chambre suivante était pourvue d'un lit double : il y avait donc eu une Madame Salpêtre. Face au lit, une petite bibliothèque garnie de vieux ouvrages aux titres presque effacés. J'en empruntai un au hasard. C'est dans la dernière chambre que m'attendait ma plus grande surprise : elle avait dû abriter les nuits, les fièvres et les rêves d'un petit garçon, de ce même petit garçon qui avait donné une seconde chance à la caravelle de la salle de bains et trébuchait dans les escaliers. En dehors du lit, légèrement défait, et d'une armoire-à-glace rustique contre le mur, la pièce était singulièrement dépouillée : ni meubles, ni livres, ni jouets. Rien à voir avec ma propre chambre, chez mes parents. Où était donc passé le petit garçon ? Quand avait-il dormi ici pour la dernière fois ?
Je m'assis quelques instants sur le lit, avec la sensation que le dernier rêve que son ancien occupant y avait fait flottait encore, invisible, dans l'air cloîtré de la chambre, et qu'avec assez de patience et d'adresse, on pourrait l'attraper. Curieuse de tout ce que contenait cette maison, j'allai inspecter l'armoire massive et ténébreuse qui se tenait en face du lit. Dans le miroir, mon reflet me semblait parfaitement à sa place, comme si personne d'autre ne s'y était jamais vu. J'ouvris la porte, espérant trouver quelque babiole ou vieille chemise : l'intérieur était voilé de toiles d'araignées, et apparemment vide. Poussant plus loin mes recherches, je découvris un loquet discret, qui donnait accès à une espèce de double fond. Le double fond, à première vue, était également vide, mais recelait une seconde petite porte qui donnait sur le mur. Je la poussai, et me retrouvai dans une sorte de petit couloir, à peine assez large pour moi, qui m'amena dans — était-ce une chambre secrète ?
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...