LES LUEURS D'ORMANTES (partie 4)

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Un à un, à mesure que les autres habitants quittaient les lieux, ils s'en étaient allés, eux aussi. Ormantes, à une certaine époque, avait connu ce qu'il est convenu d'appeler un âge d'or, relatif certes, qui consistait surtout en une suite de décennies jugées prospères, durant lesquelles on avait tenu tête avec succès à tous les assauts de la Bête. On s'était, avec le temps, habitué à elle, si bien qu'elle était devenue un élément indissociable du quotidien : plus qu'un ennemi ou une menace, elle s'était en quelque sorte fondue dans l'atmosphère de l'endroit, intégrée au génie du lieu. Elle faisait partie du folklore local, et en constituait même la principale pierre de touche, pour ne pas dire le fondement. Que serait Ormantes sans sa Bête ? se demandait-on parfois dans les chaumières, bien qu'à voix basse encore. Mais le fait était là : la vie sociale dans son ensemble, ainsi que la vie privée, à Ormantes, étaient réglées et rythmées par les différents dispositifs mis en place contre elle. À tel point qu'elle était passée, au fil des conversations, dans le langage courant : ainsi, lorsqu'on ne savait pas répondre à une question, on « donnait sa langue à la Bête », on disait des veilleurs de nuit et des insomniaques qu'ils « se levaient (ou couchaient) avec la Bête », et il n'était pas rare, on s'en doute, que l'on menaçât les enfants récalcitrants de les « jeter à la Bête ».

Jusqu'au jour où, par malheur, l'expression prit brusquement une tournure littérale. Deux petits garçons d'Ormantes, soucieux de donner une leçon à leurs parents, qu'ils jugeaient trop sévères, en leur faisant une belle frayeur, avaient décidé de sortir subrepticement du village et d'aller se cacher jusqu'au soir dans les buissons, en bordure de la forêt. Au coucher du soleil, ce qui ne devait être qu'une mauvaise farce dégénéra en tragédie, et les premières inquiétudes des parents malheureux cédèrent à une vague de terreur qui étreignit toute la communauté.

Après cette soirée funeste, l'ambiance changea radicalement. Même si les attaques de la Bête n'étaient ni plus efficaces, ni plus fréquentes qu'auparavant, elles avaient subitement acquis une tonalité plus sournoise, plus proche – en un mot, plus réelle. Les semaines qui suivirent entamèrent sérieusement le moral des habitants, qui allait lentement se dégrader, de manière irrémédiable, jusqu'aux premières défections.

Elles eurent lieu environ deux mois après la mort des enfants.À l'aube, après une nuit calme, on constata la disparition de l'un des trois fils du meunier, ainsi que de la fille aînée du forgeron. Tous deux étaient majeurs, et donc, selon les lois en vigueur à Ormantes, libres de quitter le village s'ils le désiraient. Ceci dit, personne avant eux n'avait osé franchir le pas. On pensa un temps lancer une expédition à leur recherche, mais le bourgmestre eut tôt fait de mettre fin aux polémiques, rappelant que retourner vers les villes, si c'était là ce que ces deux jeunes gens avaient voulu faire, était leur droit le plus absolu. Il décréta également l'interdiction, au moins pour quelques jours, de s'aventurer en dehors de l'enceinte.

Mais ces mesures signifiaient aussi, sans le dire explicitement, que les deux fugueurs étaient considérés comme morts, et cela leurs familles respectives ne pouvaient se résoudre à l'accepter. Le matin qui suivit le décret du bourgmestre, les deux frères du disparu s'éclipsèrent à leur tour, aux premières lueurs de l'aurore, pendant la relève des veilleurs, et se lancèrent à sa poursuite. Ils ne devaient jamais revenir, eux non plus. Naturellement, cela ne pouvait signifier qu'une chose, car la Bête chassait toutes les nuits, et il fallait au moins trois jours de marche, dans n'importe quelle direction, pour sortir de la forêt d'Endauges.

Malgré tout, la population se trouvait divisée sur le sort des fugitifs : si la plupart s'accordaient à penser que leur mort était certaine, une minorité soutenait qu'ils avaient aussi bien pu réussir leur entreprise, et atteindre les villes sains et saufs. Après tout, tant que l'on n'aurait pas retrouvé leurs cadavres, rien ne viendrait contredire cette hypothèse. L'entêtement du bourgmestre à empêcher les recherches (traduisant probablement une crainte que l'on ne découvrît vraiment les corps, ce qui eût achevé de saper le moral de ses concitoyens), ainsi que la pression croissante causée par les assauts réguliers de la Bête avivaient les velléités d'évasion parmi les habitants. Les angoisses étaient à vif, tout comme les espoirs les plus fous. Les villes, longtemps oubliées, avaient tout à coup retrouvé leur attrait. Ormantes était à présent un sablier percé : l'écoulement irréversible des grains n'était plus qu'une question de temps, et ne laisserait tôt ou tard qu'une enveloppe de verre vide. Certains de ses résidents ne la considéraient plus que comme une parenthèse prolongée dans l'histoire obscure de la forêt d'Endauges, parenthèse qu'il faudrait un jour prochain, comme toutes les autres, refermer.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant