QUATRE CHEMINS (partie 3)

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29 Mai

Les jambes en compote au réveil. Il fallait s'y attendre, je n'avais pas vraiment marché depuis des siècles. Après un bon café, je me suis de nouveau lancé sur mon petit sentier, sans chercher cette fois à prendre de raccourci.

Dehors, soleil de plomb, comme hier. À longer le champ de blé, je me suis rendu compte qu'il n'était pas si grand que ça. C'est à se demander comment je m'y suis pris pour y passer trois heures. Englué dans une flaque de blé. C'est presque drôle d'y repenser. Le petit sentier de terre, en comparaison, m'a d'abord semblé une voie express. Au début, je me suis inquiété un peu d'avancer si vite, car le sentier m'emmenait assez loin vers la droite, et pas vraiment dans la direction de mon clocher, mais il s'est bientôt remis dans le droit chemin. Au bout d'une petite demi-heure, il y a eu un croisement, et mon sentier s'est coupé en deux. J'ai bien entendu choisi le chemin qui se rapprochait le plus visiblement de mon clocher, l'autre s'engageant dans un bois obscur.

A partir de là, adieu, champs de blé ensorceleurs! Je me suis retrouvé en balade entre de vastes pâtures au vert rafraîchissant, si désaltérantes qu'elles m'en ont presque fait oublier l'insistance de la canicule. De temps à autre, je voyais une petite fermette isolée, assise dans les hautes herbes, à l'ombre d'un chêne solitaire, et qui semblait m'inviter. Il y avait quelque chose de rassurant dans l'idée que ces maisonnettes qui jalonnaient mon chemin sans rencontres abritaient des familles chaudement pelotonnées dans leurs habitudes, vivant au ralenti, loin de tout, et que si, pour échapper à l'œil brûlant du soleil posé sur mon dos, je décidais de frapper à la porte de l'une d'entre elles, j'y serais le bienvenu.

Mais les détours trompeurs de mon chemin m'ont rapidement fatigué, et au bout d'une heure un quart de marche, je me suis assis sur un petit mont de pierre, au bord du bois. Tout en débouchonnant ma petite gourde (rien que de l'eau, rassurez-vous), je pensais avec un léger frisson à l'autre sentier, celui qui s'était enfoncé dans les profondeurs de ce bois feuillu, peut-être pour essayer de m'y semer. Je m'imaginais, perdu dans l'ombre apaisante des grands arbres, ayant oublié sur un oreiller de mousse la raison même de mon excursion dans les prés, et rêvant, assoupi dans les fourrés, que je m'éveillais sur un clocher distant, quelque part au milieu d'une mer calme. Apaisant, mais un peu dérangeant aussi. Une petite chenille verte qui grimpait le long de ma jambe est venue me tirer de ma torpeur. Elle était presque fluorescente, comme si elle avait bu une goutte de soleil au petit déjeuner. Je l'ai laissée ramper quelques secondes sur le dos de ma main avant de la relâcher dans l'herbe fraîche, où elle a aussitôt disparu. Un grand sens du camouflage.

Reparti dans le sillage de mon capitaine des hautes sphères, je me suis efforcé de ne pas entrer dans le bois, qui paraissait déborder un peu plus sur mon chemin à chaque tournant. A un moment donné, un nouvel embranchement s'est produit et un second sentier qui se faufilait dans les profondeurs boisées est apparu, comme pour me donner une seconde chance. J'ai poliment décliné l'invitation, et j'ai poursuivi ma route vers Carnevie, qui se rapprochait sensiblement maintenant, bien qu'encore trop lentement. Il me semblait remarquer, sur la toiture irisée du clocher, des tuiles de plusieurs couleurs, qui paraissaient glisser les unes sur les autres tandis que je me déplaçais. Sans doute l'effet des reluisances du soleil. Vu d'un peu plus près, l'édifice avait comme un petit côté médiéval. Quelques centaines de mètres plus loin, le sentier virait enfin de bord pour échapper à l'attraction des envahissants feuillus, et s'élargissait entre deux prairies rayonnantes qui s'étalaient tranquillement vers Carnevie. Je n'étais plus très loin. Lorgnant d'un œil inquiet vers les bois qui me suivaient toujours à droite, un peu en retrait du sentier, j'ai poursuivi mon petit bonhomme de chemin sans l'ombre d'une rencontre ni d'une chaumière, jusqu'à ce qu'il rétrécisse de nouveau devant moi, les bords se rapprochant dangereusement de mes pieds.

C'est à ce moment-là que je suis arrivé au pont. Enfin, à ce qu'il en restait : les prairies et mon sentier s'arrêtaient subitement au bord d'un large vallon, dans lequel descendait une pente plutôt douce, mais accidentée de rebords et de touffes d'herbe, qui remontait environ deux cents mètres plus loin dans un bosquet (encore un! pas moyen d'y couper) tapissant le pied de la colline de Carnevie. D'un côté à l'autre du vallon, une épaisse toile de fougères et d'épineux. De part et d'autre, au bord des deux pentes, les vestiges d'un ancien pont en pierre, qui m'aurait aidé à franchir l'obstacle, si j'étais arrivé un ou deux siècles plus tôt. Le vallon n'étant pas très profond, j'y suis descendu, empruntant l'escalier capricieux de grabats, de rebords et de touffes revêches qui se glissait vers les fourrés, à l'ombre de l'arche du pont détruit. J'avoue avoir eu légèrement peur, pendant ma descente puis ma remontée, que les restes branlants du pont ne finissent de s'effondrer sur moi. Oui, pendant ma remontée également, car je n'ai pas réussi à franchir ce satané vallon! J'ai bien tenté, une fois en bas, de me frayer un passage dans les broussailles : j'ai lutté férocement contre les branchages, écrasant les plus petites fougères sous ma semelle, brisant les bras des plus grosses à coups de pied, m'enfonçant seconde après seconde dans leur étreinte noueuse, mais elles étaient si nombreuses, si denses, si touffues, si bardées d'épines, si resserrées, si récalcitrantes, si tenaces, si acharnées qu'il m'a bien fallu, en fin de compte, battre en retraite. Que peut un homme seul contre une armée ?

En remontant, j'ai pu constater que les broussailles, quelques centaines de mètres sur ma gauche, remontaient elles aussi la pente vers le bois qui s'était tant efforcé de m'attirer pendant mon trajet. Les chênes verdoyants et veloutés s'affaissaient doucement le long de la pente, pour se recourber et se racornir en épineuses pelotes de branches aux feuilles sèches et ardues, barrière infranchissable qui a mis, pour aujourd'hui, un terme à mes aventures. Oui, parce qu'il était déjà près de trois heures et demie de l'après-midi, et j'avais quitté le sanatorium un peu après dix heures. Sur le chemin du retour, je me suis rendu compte que j'avais une faim de loup, ce qui ne m'était plus arrivé depuis longtemps. Demain, j'emporterai quelque chose à grignoter.

Que de magnifiques photos il y aurait à prendre, dans cette région! J'aurais pu prendre en photo ce diable de capitaine, pour prouver à Isabelle et au petit que je ne mens pas. J'aurais pu faire découvrir cet endroit à tant de gens qui ne se doutent même pas qu'il existe. Si seulement j'avais pu... ce n'est pas grave. Ce sera pour le jour où j'aurai retrouvé du travail.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant