LES LUEURS D'ORMANTES (partie 3)

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Ceux qui, plus tard, fondèrent Ormantes étaient donc bien conscients de la menace. La construction du périmètre renforcé, autour des vestiges du camp des pionniers, avait précédé celle des maisons. La ronde des veilleurs de nuit, considérée au départ comme une simple survivance des nuits inquiètes qui avaient accompagné l'édification de la palissade, s'était vite avérée indispensable. Au commencement, des bruits confus se firent entendre du fond des bois, comme un mélange de râles et de grognements inégaux qui semblaient provenir d'une meute de bêtes affolées, plutôt que d'une seule. Consigne fut donnée de ne pas sortir de l'enceinte la nuit sans accompagnement, mais quelques curieux et téméraires s'y risquèrent malgré tout. Leurs corps démembrés, retrouvés le lendemain de leur fugue, durent être enterrés à la hâte, en toute discrétion, afin d'éviter que l'angoisse, déjà palpable parmi les habitants, ne tournât à la panique.

Penché sur le ballon qu'il s'efforçait de rafistoler, Lucien se remémorait les détails du rituel des veilleurs, au temps où ils étaient nombreux. Pour théâtral qu'il fût, il n'en était pas moins efficace, et produisait presque toujours, sur son unique spectateur, l'effet désiré. Il était arrivé que la Bête se ruât contre les fortifications en dépit de leurs efforts, mais à chaque fois les torches et les coups de feu la repoussaient bien vite, et ce genre d'incident demeurait, somme toute, isolé. La Bête restait invisible pendant la journée. Une fois seulement, une troupe de chasseurs avait quitté Ormantes en armes, à la tombée de la nuit, afin de la débusquer et d'en finir avec elle. Le carnage qui s'en était suivi avait achevé de convaincre tout le village que la première méthode était la bonne. Rien de tel que la ronde des torches et des ombres. Le meilleur moyen de faire reculer la Bête, c'était de lui mentir.

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Le soir tombait. Absorbé par ses travaux de couture, Lucien n'avait pas remarqué le déclin du soleil. Il en avait même oublié de manger, mais l'essentiel était fait : la toile du ballon était pratiquement remise en état. Il se sentait un peu mieux, à présent. C'était sa sortie de secours.

Quand il ressortit, le ciel s'empourprait déjà, soufflant à travers Ormantes de vastes langues d'ombre. Partout, de longues phalanges de nuit manœuvraient entre les maisons, comme en une manière d'invasion rampante. Si tard, déjà ? Il n'avait pas pour habitude de laisser les ténèbres pénétrer aussi avant dans la place, et il allait devoir doubler la cadence pour rattraper le temps perdu.

Une à une, les lueurs d'Ormantes furent ravivées. Dans les logis déserts, les lampes à huile se remirent à brûler. Armé de son échelle et de son porte-flamme, Lucien faisait en courant le tour de l'enceinte, se penchant par-dessus la palissade pour rallumer les torches fixées sur la paroi extérieure. Dehors, dans les arbres, quelque chose grondait. Il espérait que ce n'était que le vent.

La sempiternelle mise en scène s'ébranlait une nouvelle fois, pour une énième représentation. Mais à présent que le secret était éventé, le charme allait-il encore opérer ? La nuit à venir serait décisive. Entrant dans chaque demeure, Lucien plaçait aux fenêtres les mannequins de bois qu'il animait ensuite, à la lumière des lampes, par un système de poulies et de cordages. Actionnant des ficelles adroitement disposées, il faisait remuer d'en bas les pantins articulés qu'il avait postés sur les plates-formes au sommet des tours de guet. Certains agitaient même des torches, singeant avec une raideur grossière les signaux lumineux que s'envoyaient autrefois les veilleurs au long de leurs nuits interminables. De ces veilleurs, Lucien était le dernier.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant