DES LIONS DANS LE JARDIN

168 39 87
                                    

On a tous eu un voisin comme celui-là, dont le souvenir remonte bien des années plus tard, dans les moments les plus incongrus, comme une bulle d'air subitement libérée de nos plus profonds sédiments, sans raison apparente. On l'oublie souvent, parfois pendant un bon quart de notre vie, et tout à coup son image nous revient sans crier gare, comme un exemple, un avertissement, ou un sombre emblème dont nous aurions perdu la clef.

Sa petite maison ne différait en rien des autres, et se fondait dans l'uniformité bon marché du lotissement. Le petit jardinet côté rue s'enorgueillissait des mêmes joyaux faciles que ceux qui lui étaient contigus : rosiers, bégonias, géraniums, quelques feuilles mortes en automne. C'est dans le jardin arrière que résidait la curiosité, la grande attraction du quartier, encore qu'à l'usure, la présence quotidienne des lions nous semblait aussi banale et évidente que celle des géraniums et des bégonias, n'étonnant plus vraiment que les gens de passage, les cousins en visite. On passait devant chez lui avec l'indifférence qu'éprouvent les habitants des grandes villes historiques, anesthésiés par une trop longue familiarité avec leurs plus hauts monuments. Ce n'est que bien longtemps après, une fois cette familiarité perdue, quand nous vivons ailleurs, que le verre grossissant de la mémoire nous fait voir ce qu'elle avait d'extraordinaire.

Pour commencer, il a toujours été vieux : déjà, quand nous étions enfants et que nous le voyions passer sur le trottoir en fumant sa pipe, il nous paraissait de l'âge de nos grands-parents, même si nous n'avions jamais su quel âge il avait réellement. Qui sait même s'il existe encore ? Si c'est le cas, il doit avoir cent ans passés. Au temps où nous habitions sa rue, il pliait déjà sous le poids des ans, à moins que ce ne fût le poids des lions. Quand il sortait de chez lui, on le voyait marcher au ralenti, comme au fond d'une piscine, mais pas forcément abattu, non : la plupart du temps il affichait un air placide, voire guilleret, répondant affablement aux salutations des uns et des autres, comme s'il n'avait pas eu de lions dans son jardin. Nos parents nous disaient cependant de le ménager, parce qu'il n'avait pas une vie facile, avec ces mangeurs d'hommes à surveiller constamment, et ils nous interdisaient de nous approcher des clôtures.

Celles-ci étaient à vrai dire dérisoirement basses, et ne représentaient aucun défi pour les lions, qui auraient pu les franchir d'un bond pour venir se repaître de notre chair tendre et sucer nos os sucrés sur le trottoir, mais ils ne l'ont jamais fait. Quelque charme invincible semblait les enchaîner à ce petit rectangle de verdure enclos, où ils menaient une vie paisible, mis à part les rugissements occasionnels et les chamailleries félines de rigueur. Ce qui permettait à tout le quartier de mener aussi une existence à peu près normale, si l'on tolérait les grognements impromptus en pleine nuit. À l'heure de nous coucher, justement, nous nous demandions si les lions ne profitaient pas du clair de lune pour sortir rôder dans les rues désertes, et nos parents entretenaient volontiers le doute, afin de mieux s'assurer que nous n'oserions pas quitter notre lit aux petites heures pour des escapades nocturnes.

Au fil du temps, il devenait de plus en plus évident que la relation entre notre voisin et ses lions n'était pas celle que l'on pouvait croire. Il est d'ailleurs inexact de dire « ses » lions : à mesure que les années passaient, la végétation du jardin prenait de l'ampleur, se faisait plus luxuriante, débordait les clôtures et empiétait sur la rue, montrant bien qu'il n'était pas libre d'entretenir le jardin à son gré, et par là même, qu'il n'était pas maître des lions. Sans doute les nourrissait-il de quelque façon, puisqu'ils ne se jetaient jamais sur les passants. Peut-être était-il leur gardien, ou peut-être étaient-ils ses gardiens. Peut-être existait-il entre eux une sorte de symbiose dont les règles nous échappaient. On ne lui connaissait pas d'autre famille, pas de visiteurs, aussi les rumeurs allaient-elles bon train sur la manière dont ce singulier trio s'était formé.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant