DU MEILLEUR CÔTÉ DE L'ENFER

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Ici, même la faune est bancale. Les rares créatures qui hantent notre île ont les pattes plus courtes d'un côté que de l'autre, afin de suivre sa pente déroutante. On n'y trouve guère que quelques crabes et musaraignes, et aussi une curieuse espèce d'oiseaux malingres, grisâtres, au cou torve, qui ne chantent jamais. Certains ont les pattes gauches un peu atrophiées, d'autres les droites, et cependant à les voir boitiller sur le sable ocre on ne peut s'empêcher de leur trouver parfois une étrange grâce. Ils ne sont nullement gênés par le dénivelé de l'île, ni par sa disparition prochaine, qu'ils ignorent. Cette ignorance nous semble quelquefois le seul bien désirable en cette vie. Seuls les bernard-l'hermite sont ici à peu près ce qu'ils sont ailleurs : leur dissymétrie naturelle est dans son élément. Dire que nous les envions serait aller un peu loin, mais ne serait pas véritablement mentir.

Peut-être, si nous survivions assez longtemps sur ce monticule désolé, nos rejetons hériteraient-ils de ces facultés, et formeraient-ils, par une sorte de syndrome des Galapagos, une nouvelle famille d'êtres humains, capables de se déplacer sans peine à sa surface oblique. Mais les Galapagos sont loin, et le reste du monde encore plus. L'idée même d'une descendance l'est encore bien davantage.

Nous sombrons par degrés. L'île, non contente de pencher vers la mer, s'y enfonce inexorablement, et s'incline un peu plus chaque jour. Nous savons que tôt ou tard, nous finirons tous sous les eaux. On ne saurait mieux définir sa forme que par l'image d'un vaste toboggan dont l'arrière dépourvu d'échelle serait une falaise à pic, haute de quelque vingt mètres (bien moins qu'autrefois), et dont la pente aboutirait à une frange de sables mouvants, fangeux pédiluve des profondeurs. Entre ces périlleuses extrémités s'étend une large langue de terre sèche et d'herbe drue, parsemée de rares arbres sur lesquels, en lieu de feuillage, pousse la même herbe. Nous utilisons ces arbres pour échafauder des abris de fortune, mais même une fois le bois coupé, l'herbe continue de pousser sur l'écorce, jusqu'à tapisser l'intérieur de nos cabanes, que nous avons construites le plus haut possible, bien évidemment. Elles sont montées sur pilotis, d'un seul côté, en aval, afin de rétablir artificiellement l'équilibre qui nous fait défaut, et d'offrir un plancher au moins provisoirement horizontal. Car ce subterfuge ne dure malheureusement qu'un temps : au bout de quelques jours, l'inclinaison accrue de l'île fait à nouveau pencher le sol, et nous oblige à ajuster régulièrement la hauteur des pilotis. Notre mobilier aussi est fonction du dénivelé : tabourets, lits, chaises sont constamment remodelés, ce qui ne nous empêche pas, malgré nos vaillants efforts, de rouler sous nos tables obliques de temps à autre.

Le problème est qu'en raison de cette configuration particulière de l'île, rien ne freine nos chutes. Quand on tombe, on ne s'arrête pas, jusqu'à se retrouver dans l'océan, à moins qu'un autre insulaire à proximité n'ait le réflexe salutaire de vous saisir par le bras. Ainsi, il arrive qu'au matin, un voisin ait disparu, probablement tombé du lit pendant son sommeil. Aucun de nous n'est à l'abri de ce genre d'accident. Nos cabanes ont des toits et des murs rudimentaires, mais pas toujours de portes dignes de ce nom. Pour nous prémunir contre cette calamité, nous avons pris l'habitude de creuser de petits remblais à l'entrée de nos demeures, et aussi en divers points de la pente, afin de ralentir notre descente, mais ils ne sont pas toujours suffisants et provoquent aussi, occasionnellement, des chutes plus ou moins graves, lorsqu'ils rencontrent le pied d'un marcheur distrait.

L'une des premières solutions proposées pour remédier à notre condition précaire fut d'aplanir le sommet de l'île, afin de créer une surface horizontale suffisante pour accueillir tous les habitants avec un certain degré de confort. En dépit de ce que l'idée avait de séduisant, nous avons rapidement dû y renoncer, pour deux raisons. En premier lieu, l'angle de l'île se déplaçant insensiblement de jour en jour, ce qui eût été une plage horizontale serait fatalement devenu une autre pente à plus ou moins brève échéance. Par ailleurs, l'engloutissement progressif de l'île nous incitait à préserver sa côte naturelle, qui nous permettrait de nous réfugier à son sommet le plus longtemps possible : décapiter l'île, c'était peut-être abréger d'autant de jours notre propre existence. Si l'île finissait complètement à la verticale, et dans ce cas seulement, cette option nous aurait encore laissé un peu de pente où fuir, mais cette issue demeurant très incertaine, jusqu'à présent, nous n'avons pris aucune mesure en ce sens.

Il est des jours où la nostalgie nous prend d'une autre pente, celle de notre navire au moment où il a coulé, car bien qu'alors nous ayons cru notre heure venue, rétrospectivement nous savons aujourd'hui que cette première pente n'était pas irrémédiable, qu'elle était le meilleur côté de la longue pente qui nous attendait, et dont nous ne connaissions pas, en ce temps-là, l'autre versant, auquel il n'est plus d'échappatoire. Nous aimerions être encore à bord du bateau en train de sombrer, revivre ce premier naufrage encore si riche de possibilités, et dont l'issue inattendue allait nous offrir ce délicat sursis, puisque nous coulions sans le savoir dans le voisinage de notre planche de salut.

Parfois il nous semble encore être sur un navire qui bascule lentement vers l'abîme. Peut-être notre îlot dérive-t-il, telle une épave ou un vaisseau en déshérence, d'ailleurs, nous n'avons aucun moyen de le vérifier. Notre capitaine, comme tous ses confrères dignes de ce nom, a préféré couler avec son bâtiment et tous ses instruments de mesure. Il est bien possible que nous ayons voyagé plusieurs milles à bord de notre récif penché. Certains jours, nous avons l'impression, en regardant au loin, que c'est la mer qui penche, l'horizon qui s'élève. C'est ce que doivent se dire les crabes : qu'ils sont les seuls à marcher droit dans un monde de travers. Si nous devions jamais être secourus et revenir à la terre ferme, vaudrions-nous mieux qu'eux ? Pourrions-nous encore vivre parmi les humains, n'ayant plus le même centre de gravité ? Notre pente nous suivrait. Nous serions condamnés à boiter, à marcher de biais dans un monde plat, éternels claudicants sur une terre solidement campée sur ses deux pieds.

On nous avait mis en garde contre les Bermudes, leurs monstres et leurs spectres. Nous savons à présent que les seuls monstres marins qu'on y trouve sont leurs îles penchées. Les seuls spectres sont ceux qu'elles font de nous.

Au bas de la pente, la zone vague où notre terre rencontre l'océan se compose d'une bourbe mouvante qui, à son extrémité, peut engloutir un homme en quelques secondes. À mesure que l'on s'en approche, le sol devient plus meuble, et nous prenons bien garde à ne plus avancer quand nous le sentons mollir. Impossible de pêcher à cet endroit, ou même de mettre les pieds dans l'eau. Nous prenons les poissons de l'autre côté, du haut de la falaise. Par intermittences, cette frange sablonneuse se met à bouillonner pendant quelques heures, et dans les vapeurs fétides qui en remontent émergent des ossements, lisses et propres, comme blanchis à la chaux. Et nous savons que, quel que soit le genre d'enfer où nous avons eu le malheur d'accoster, nous sommes encore, pour un certain temps du moins, du meilleur côté.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant