LA MORT DE L'ONCLE ANATOLE (partie 4)

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« C'est la dernière fois qu'on l'a vu. Après cette sombre affaire de Tour Suspendue, on n'a plus jamais entendu parler de Phil Alexanders. Et on peut dire qu'il m'a manqué, le bougre, ça oui... il s'est littéralement évaporé. Moi, je suis convaincu qu'il est resté quelque part dans la Tour, prisonnier, mais... figurez-vous que ce n'est pas la seule histoire de tour suspendue que j'ai en rayon, par ailleurs... cette fois-là, ce vieux Phil et moi nous étions sur le coup ensemble, avec d'autres gars. C'était la fois où nous cherchions la Tombe... la Tombe des Quatre Aventuriers... les anciennes légendes disaient que nous la trouverions au pied de la Tour Mirage, une mystérieuse tour flottante qui se déplaçait dans le désert de façon aléatoire, jamais deux jours de suite au même endroit... il ne s'agissait pas d'une tour à proprement parler, non, plutôt d'une sorte d'hallucination collective... mais elle avait son histoire, cette tour, comme toutes les tours... on raconte qu'en des temps reculés, le prince d'un royaume situé en bordure du désert s'est enfui la veille de son accession au trône, parce qu'il ne voulait pas devenir roi. La royauté, vous comprenez, si on y pense bien, c'est toute une vie de servitude, jamais deux secondes de paix, toujours à s'occuper des affaires du peuple, les récoltes, les révoltes, les guerres, les épidémies, etc. Bref, toutes ces belles choses n'avaient que peu d'attrait pour notre prince : ce qu'il voulait, c'était voir le monde, le soleil, la mer, les filles, enfin, mener la vie d'un simple mortel sous le ciel bleu.

Alors une nuit, il est parti, seul dans le désert, à l'aventure, en comptant bien ne jamais se retourner. Au réveil, le lendemain matin, toute la population s'est étonnée de son absence, et a cherché partout son roi, mais il était trop tard, il s'en était allé pour de bon. Il cavalait à présent dans le désert, dévalait les dunes, avalait du sable, plein de confiance en sa bonne étoile, espérant voir bientôt la mer apparaître au bout du chemin. Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'il faut toujours se méfier des étoiles, d'autant que la sienne, en l'occurrence, n'était pas bonne du tout, et se souciait fort peu de le voir arriver à bon port. La Tour Mirage, par contre, observait la progression du prince de très près. Elle le suivait depuis son entrée dans le désert, pas à pas, attendant patiemment qu'il se fatigue. Ce qui ne pouvait manquer d'arriver. Aussi, au bout de quelques jours, le prince qui n'a plus une seule goutte d'eau dans sa gourde tombe à genoux sur le sable bouillant, épuisé et à moitié mort de soif.

La chaleur et la déshydratation troublent sa vue, et il se demande s'il n'est pas victime d'une hallucination ou de la magie d'un djinn lorsqu'il voit apparaître devant lui, au détour d'une dune semblable à mille autres, une haute tour de pierre grise, telle qu'il n'en a jamais vu en son pays. Et quand il s'en approche, comble de bonheur, il découvre même à ses pieds une oasis imprévue où se désaltérer (la Tour jouait souvent de ces tours-là), trop tentante pour y résister. Le voilà donc à quatre pattes, lapant l'eau du petit étang avec délices. Et pendant qu'il est occupé à boire, la Tour flottante descend lentement vers lui et, avant même qu'il ait eu le temps de se relever, se referme sur lui complètement. On raconte depuis lors que la Tour Mirage promène le prince à travers le désert et les siècles, et que les longues plaintes qui résonnent par-dessus les dunes, les soirs précédant les tempêtes, sont celles de son prisonnier, condamné pour avoir abandonné les siens à errer, ou plutôt à se laisser traîner sur les vastes plateaux arides, jusqu'à la nuit des temps. Ce prisonnier que les touaregs, le soir sous leurs tentes, appellent « le prince du désert », car il ne lui reste plus rien d'autre sur quoi régner...—»

La sonnette l'a interrompu : il y avait quelqu'un à la porte. Tandis que l'Oncle allait ouvrir, mes parents se jetaient des regards embarrassés : nous étions habitués à ses narrations interminables et à sa gouaille de montreur d'ours, mais franchement, cette fois, l'ours n'était-t-il pas un peu trop gros ?

Il est revenu s'asseoir quelques instants plus tard, après avoir violemment claqué la porte au nez du visiteur imprévu. Il s'agissait d'une sorte d'employé des pompes funèbres, venu pour une question de mesures, nous a-t-il expliqué en finissant avec voracité ses œufs au bacon. L'Oncle était une véritable figure locale, il faut le dire, et tout le monde dans le coin savait déjà qu'il était mort, ou que l'affaire était en cours. « Mais sacrebleu, le jour n'est pas encore venu où je me laisserai mesurer par qui que ce soit ! »

Sur ce, il nous a laissés plus ou moins libres de circuler à notre guise dans sa vaste propriété, fort occupé qu'il était, toute la matinée et une bonne partie de l'après-midi, à mettre à la porte toute une tripotée de démarcheurs à domicile que semblait attirer sa fin passée ou prochaine. Sans avoir trop l'air d'y toucher, nous nous sommes efforcés d'en apprendre plus sur ses nombreux visiteurs et sur les buts de leurs visites. Par les fenêtres du salon et de la cuisine, nous avons vu l'Oncle balancer une chaise à la tête d'un agent immobilier venu dans l'espoir de racheter son terrain ; nous l'avons vu botter les fesses d'un curé qui s'est bien vite sauvé en oubliant ses huiles saintes et un chapelet sur la pelouse ; nous l'avons vu, vers le soir, négocier âprement, à voix basse, avec une silhouette sombre, longiligne et recourbée, beaucoup plus grande que lui, et qui ne semblait pas avoir de visage.

Une fois la farandole des trouble-fête terminée, trouvant l'Oncle allongé sur son hamac derrière les cyprès, je lui ai demandé s'il pensait que son ami Phil Alexanders était encore vivant.

« Il y a des chances, ma petite, qui sait ? Ce n'est pas parce qu'on n'en parle plus qu'il n'existe plus. J'attends le jour où il refera surface. Une carte postale, ou autre chose. Disparaître, ce n'est tout de même pas mourir, n'est-ce pas ? Tant qu'il reste un doute... »

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant