MONSIEUR SALPÊTRE (partie 4)

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Le jour entrait par une étroite lucarne et s'écoulait sur des formes éparses au sol, masquées par la semi-obscurité. Je plissai les yeux : des jouets ! Des monceaux de vieux jouets, délavés par le temps et l'immobilité, qui m'attendaient dans leur demi-sommeil depuis des années ! C'étaient bien les jouets d'un garçon : une douzaine de soldats de plomb, un train électrique avec sa voie ferrée démontable, un Pinocchio de bois vermoulu, et un bateau pirate, exactement le même que dans ma chambre ! Et il y en avait encore bien d'autres... voilà donc le secret que garde M. Salpêtre dans son fauteuil, me dis-je, car sans bien m'en rendre compte, j'avais toujours vu le squelette qui hantait le rez-de-chaussée comme un sphinx veillant sur la clé d'une quelconque énigme, ou défendant l'accès à quelque trésor dissimulé dans la maison. Et bizarrement, malgré ma découverte, je ne parvenais pas à me dépêtrer de cette impression : bien que j'eusse percé l'énigme de cette chambre cachée, M. Salpêtre semblait conserver son rôle mystérieux et son interminable attente dans le salon, son sens inexpliqué. Quelles que fussent mes trouvailles, il gardait indéfiniment son secret. Il le garderait toujours. Peut-être le garde-t-il encore, quelque part.

Je ne posais jamais de questions indiscrètes à M. Salpêtre, pour la bonne raison qu'il ne pouvait pas me répondre. Il eut l'air heureux lorsque je descendis le train électrique et installai la voie ferrée tout autour du salon. Je crois qu'il avait longtemps attendu de le revoir caracoler devant son fauteuil. Et puis, pour une fois qu'il y avait un peu de mouvement dans la maison ! Comme il m'y accueillait tous les soirs, je m'appliquais à le divertir autant que possible : chaque semaine, je changeais les fleurs de la table du salon, j'apportais du pain sec et du lait pour les chats du jardin (qui refusaient pourtant de venir boire dans la cuisine), j'ouvrais un peu les fenêtres pour aérer chaque pièce, et de temps en temps je lui faisais la lecture d'un de mes livres préférés. Il m'écoutait, pris par l'histoire, minute après minute, et nous passions des heures magiques, ensemble dans la maison silencieuse, tandis qu'au-dehors la nuit tombait lentement sur les passants qui s'en allaient rejoindre leur vie, leur foyer, ignorant complètement que nous étions là. Nous étions juste derrière les fenêtres de la vie de tous les jours, camouflés comme de timides crustacés sous le rideau moussu des vagues.

En temps normal, je ne me rendais pas chez M. Salpêtre le dimanche : tous les soirs, en revenant de l'école, je m'y arrêtais pour prendre le thé et jouer aux dames, mais je passais les vacances et les jours fériés en famille. Ce dimanche-là, suite à une sombre histoire de verre cassé, mes parents s'étaient violemment disputés, et ma mère avait fait sa valise. Je ne savais pas où, ni pour combien de temps elle partait, et mon père ne semblait pas très intéressé par la question. Cet après-midi-là, j'ai couru chez lui, même s'il ne pouvait pas m'aider, même si ce n'était qu'un tas d'os sans voix et sans cœur. Il ne m'a pas serrée dans ses bras, il ne m'a pas rassurée ni même expliqué ce qui s'était passé, mais ce n'était pas ce que je lui demandais. Il me permit simplement de rester là, à l'abri, loin de tout, et je sus, à le voir assis dans son fauteuil, qu'il ne m'abandonnerait jamais. Il serait toujours là pour m'accueillir et me tenir compagnie, pas simplement parce qu'il ne bougeait pas beaucoup (maintenant encore, je reste convaincue qu'il aurait été capable de bouger s'il l'avait voulu), mais parce que mes visites le rendaient heureux. Je ne sais plus exactement comment je m'en suis aperçue ; simplement, au fil des jours chez lui, j'ai fini par me sentir en lieu sûr, comme à la maison, mais sans les mauvais souvenirs. Lui, que rien ne rattachait au monde et qui restait là à hanter les ruines de son ancienne vie, lui ne me trahirait pas. Je lui racontai ce qui était arrivé, je pleurai une bonne heure sur ma chaise en face de lui, et bien qu'il n'eût plus vraiment de visage pour me répondre, quelque chose dans son attitude, sa tête légèrement inclinée sur le côté peut-être, me dit qu'il comprenait. Ma mère est revenue à la maison quelques semaines plus tard, sans un mot, et personne n'a jamais plus mentionné ce qui s'était passé. Depuis, on m'a dit que ce genre de choses arrive dans beaucoup de familles. Est-ce que, dans ces moments-là, tous les enfants ont leur squelette à qui parler ?

Sous le tapis de la chambre cachée, je ne tardai pas à trouver une petite trappe qui donnait sur un escalier exigu, juste assez large pour un enfant. Il n'y avait pas de lumière en bas; je descendis dans le noir. Juste de l'autre côté du mur, j'entendais Mme Bonheur qui se cognait contre les meubles en faisant les poussières et pestait de toute son âme. Le petit escalier secret devait se trouver, comme la chambre aux jouets, dans l'intervalle entre les deux maisons, à l'intérieur du mur mitoyen, et allait sans doute me mener dans une autre pièce cachée. Tandis que je m'enfonçais dans la pénombre, j'imaginais ce qu'avait dû ressentir le petit garçon, lorsqu'il se retirait ainsi dans son domaine privé, et hantait à loisir le petit réseau de chambres secrètes où personne ne pouvait venir le chercher. Et bien que je n'eusse aucun indice sur la véritable histoire de cette maison, je restais persuadée que ces combles avaient été aménagés par M. Salpêtre lui-même pour son fils.

Le passage secret plongeait en sous-sol pour déboucher dans un cellier situé sous le salon. J'eus d'abord du mal à démêler le fabuleux capharnaüm qui jonchait le sol, la seule lumière provenant d'un étroit soupirail obscurci de toiles d'araignée. J'avançai à tâtons dans un fouillis de théières aux contours à demi éclairés, de paperasse entassée du sol au plafond, de vieux cadres photo tapis dans l'ombre. Quelque part au-dessus de moi, M. Salpêtre dormait de son sommeil profond, de mystérieux souvenirs effondrés roulant éternellement au fond de ses grands yeux creux. Et dans un sens, j'y étais moi aussi en ce moment, et je roulais parmi eux dans l'obscurité foisonnante qui logeait sous son crâne, sans les reconnaître. Je ne savais finalement presque rien de sa vie. Toutes ces vieilles photos voilées, ces malles emplies de paperasse jaunie n'étaient pour moi que bribes éparses, dont les liens avec un passé autrefois chaud et vivant avaient été rompus par des années d'oubli, et pourtant, il me semblait qu'il m'aurait suffi de tendre les bras dans les ténèbres pour toucher du doigt cette vie vécue dans un autre temps, bien avant ma naissance. Cette vie m'était totalement étrangère, et cependant je me sentais intimement liée à elle. De vagues silhouettes paraissaient encore se mouvoir dans les infimes tressaillements de l'air environnant : une femme —Mme Salpêtre ?— un petit garçon à différents âges de sa vie qui courait un instant ici ou là, dans les débris, et les ombres de gens croisés aux quatre coins du monde, lors de voyages de vacances, et à demi oubliés, tous empilés en vrac dans les photos et les bibelots de la cave. Tous se relevaient et couraient autour de moi dans le cellier l'espace d'une ou deux secondes, puis s'évanouissaient, revenaient par intermittences, comme ces ombres à la fois inquiétantes et familières qui nous entourent et nous bercent lorsque la fièvre nous cloue au lit. Tous ces objets, toutes ces ombres provenaient d'une vie si lointaine, et me semblaient si proches. Ce soir-là, dans le cellier, tandis que je tenais dans mes mains le portrait fané d'une jeune femme au sourire calme et doux, j'eus l'étrange sensation d'avoir perdu quelque chose. Comme si le frère que je n'avais jamais eu, jamais connu venait, d'un seul coup, de disparaître.

Me suis-je endormie, ce soir-là, dans le cellier ?

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant