LE SURSIS (partie 4)

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En outre, la conversation se faisait aussi rare que l'oxygène en altitude. Mes questions ne suscitaient que des réponses brèves et vagues, dans lesquelles ne flottaient que de rares allusions laissant soupçonner que nous avions encore quelques souvenirs en commun, et encore étaient-elles formulées en termes si évasifs qu'on était en droit de les mettre en doute. N'y tenant plus, en milieu de journée (j'évaluais le passage du temps à la louche, ma montre ayant cessé de fonctionner), je sortis me dégourdir les jambes, comme je le faisais jadis (car, si j'avais passé des moments inoubliables chez mon grand-père, à d'autres je m'y étais ennuyé ferme). Craignant de trop m'éloigner de la cabane, je me cantonnai à une exploration de ses alentours immédiats, sans me risquer sur les quelques semblants de sentiers qui s'ouvraient subrepticement devant moi. J'errais peut-être depuis une petite heure quand je la vis se faufiler parmi les feuillages, la tête penchée, un panier d'osier sous le bras, scrutant le sol et les buissons. Elle portait toujours la même robe que la veille, d'un bleu légèrement assombri par la transpiration stagnante, qui ne la gênait visiblement pas (je m'étais, pour ma part, changé dès mon réveil, la touffeur ayant eu raison de mes vêtements précédents).

N'ayant rien de mieux à faire, et ne pouvant lui proposer de l'accompagner dans sa cueillette, puisque nous ne pouvions nous comprendre, je me mis à la suivre à quelque distance. La filature n'était pas bien difficile puisqu'elle avançait lentement, attentive à tout ce qui, sur les branches avoisinantes, pouvait finir dans son panier pour le prochain repas. De temps à autre, elle se baissait subitement pour ramasser tel ou tel fruit derrière un arbuste, mais elle refaisait surface assez vite pour que je n'eusse pas à m'inquiéter. Quand le gibier était en hauteur, elle posait son panier et, avec une agilité presque reptilienne, grimpait dans les arbres pour s'emparer de ce qu'elle convoitait. C'est à l'occasion d'une de ces séances d'escalade que j'appris, par mégarde, qu'elle ne portait pas de sous-vêtements. Je me blâmai aussitôt, bien sûr, pour cet incident, qui ne se fût pas produit si je ne l'avais observée aussi longtemps sans sa permission, mais nous nous étions tellement éloignés de la cabane à présent que j'eusse été incapable d'y retourner par mes propres moyens et que, par la force des choses, je n'avais d'autre choix que de la suivre encore.

Bientôt nous arrivâmes dans une petite clairière où le soleil, libéré du dôme épais des frondaisons, tombait à pic. Je restai dissimulé derrière un arbre, en bordure de la lumière. Depuis quelque temps déjà, elle avançait pesamment, s'arrêtant régulièrement pour se courber vers l'avant, vacillant brièvement par moments, et je commençais à craindre de la voir s'évanouir sous l'effet de la chaleur. Elle se traîna jusqu'à un arbre auquel elle s'accouda, posa son panier et s'accroupit, relevant sa robe sur ses cuisses. Il me fallut un certain temps pour comprendre qu'elle urinait. Quand la chose m'apparut clairement, j'eus envie de m'enfouir dans le sol, car il me devint alors impossible de prétendre avoir fait tout ce chemin sans arrière-pensée. Inutile de le nier : si je l'avais suivie, c'était évidemment dans le secret espoir à demi conscient, puisque je ne pourrais jamais la connaître et serais toujours exclu de son univers, de lui arracher malgré tout quelque chose de son intimité. Inutile également de dire, en cet instant, à quel point le remords me cuisait quand je songeais que ma place aurait dû être auprès de mon grand-père.

« Alors, tu t'es bien amusé dehors ? Il y en a, des choses à voir, ici, hein ? »

Je bredouillai quelque chose qu'il considéra comme une réponse satisfaisante. Tout le reste du repas, ce soir-là, se poursuivit à voix feutrée, en demi-phrases. Elle-même ne lui parlait que par bribes, et j'eus le soupçon, par intermittences, qu'elle m'avait aperçu pendant la cueillette et m'en gardait rancune. Comme pour confirmer mes craintes, elle s'en alla se coucher avant nous, après avoir sommairement pris congé. Dès qu'elle fut passée dans la chambre, je le pressai de questions à son sujet.

« Oh oui, elle boude quelquefois, il ne faut pas lui en vouloir. Toute seule avec un vieil infirme, dans ces marais infects, toute la journée... j'ai bien de la chance qu'elle ne soit pas encore partie. Regarde-moi : qui d'autre voudrait de moi ? »

Je faillis tomber de mon siège. Était-il sérieux ? Me dire cela, à moi, qui avais traversé tout un hémisphère pour le revoir ! Était-ce bien cet homme que ma mère, sur son lit de mort, avait appelé en pleurant, alors qu'elle ne me reconnaissait déjà plus ? Depuis que j'étais arrivé, il n'avait pas dit un mot sur elle, pas même demandé de ses nouvelles, et voilà qu'il me faisait part de sa gratitude envers cette femme que je ne connaissais ni d'Ève ni d'Adam ! Je fus saisi d'une violente envie de me jeter sur lui pour le secouer, lui crier que je l'emmenais avec moi, qu'il irait voir la tombe de sa fille et celle de sa femme, et qu'ensuite il vivrait avec moi, que je lui donnerais un vrai toit, une vie digne de ce nom, un climat tempéré, et j'en passe, mais mieux que tout autre argument, son hébétude générale me persuada que mes efforts seraient vains. Ce lieu et cette femme étaient ses opiacées, et je sentais confusément que si je l'arrachais à ce milieu qui le maintenait mystérieusement en vie, tous les soins et toutes les technologies médicales que je pourrais lui apporter ne suffiraient pas à l'empêcher de se friper et de s'éteindre définitivement.

Par ailleurs, et aussi honteuse que puisse être cette pensée, je fus bien obligé de m'avouer, plus tard, seul dans mon hamac, qu'accueillir mon grand-père chez moi dans l'état où il se trouvait n'aurait pas été sans heurts, et que de nombreux aspects essentiels de mon existence en eussent été affectés de façon fort défavorable. Mieux valait peut-être, pour l'instant, qu'il restât ici avec elle, dont, soit dit en passant, j'ignorais toujours le nom.

Cette nuit-là, peu après le coucher, un serpent traversa la pièce. N'étant pas expert en la matière, je ne pus discerner, dans l'obscurité, de quelle espèce il s'agissait. Je ne pus que l'entendre glisser lentement sur les lamelles de bois. J'espérais être en sécurité du haut de mon perchoir, mais rien ne me disait qu'il ne déciderait pas tout à coup de s'enrouler autour de l'un des deux piliers de bois qui soutenaient le hamac pour se hisser à mon niveau. Tétanisé, je regardai la petite ombre filiforme ramper sous moi, encore et encore, cherchant peut-être le meilleur endroit pour s'installer à terme. Au bout d'un temps qui me parut une éternité, il se faufila dans un recoin où une poche de noir complet le masqua entièrement à ma vue, puis il ne bougea plus. Plusieurs heures s'écoulèrent, durant lesquelles je ne le vis pas ressortir, et comme tout indiquait, malgré le silence, qu'il était toujours là, je ne fermai pas l'œil de la nuit.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant