LES SEPT BULLES (partie 3)

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Dans la seconde bulle, je danse pour le spectacle de fin d'année de l'école primaire. Je suis déguisée en papillon, et je danse au milieu des fils de coton de la grande toile de l'araignée qui danse, elle aussi, en essayant de m'attraper. Je me souviens du petit garçon qui jouait le rôle de l'araignée, c'était le petit farceur de la classe. Il avait été si fier quand l'institutrice lui avait confié ce rôle. Je ne l'aimais pas beaucoup, mais il était si heureux ce soir-là, il s'amusait tellement à me poursuivre sur scène en dansant que j'ai presque eu envie de me laisser attraper. Je me souviens de Papa et Maman, qui étaient venus me voir danser, et de mon petit frère qui était très fier, lui aussi, parce que pour la première fois Papa le laissait se servir de la caméra pour filmer le spectacle. Et je me souviens du petit garçon qui chantait et cabriolait en courant après moi sur la scène, heureux comme un damné, oubliant tout. Ses parents, à lui, n'étaient pas venus. Je ne me rappelle plus son nom. S'il est vivant quelque part aujourd'hui, il doit souvent repenser à cette soirée.

Dans la seconde bulle, je vois ma grand-mère qui meurt, derrière la vitre, dans la salle de réanimation. Je vois les infirmiers et le médecin qui s'agitent, et Maman qui se rue dans la salle en hurlant, et les aides-soignants qui la retiennent alors qu'elle essaie d'atteindre le lit. Et je sens la main de mon petit frère qui se met à trembler, et qui serre la mienne, de plus en plus fort.

Dans la seconde bulle, je sors du cinéma avec toi, et tu me dis que tu dois partir pour la soirée, que tu rentreras tard. Je sais que tu ne travailles pas aujourd'hui, je sais que tu me mens, mais j'ai peur de te mettre en colère, peur que tu me quittes. Tu reviens tard dans la nuit, et tu te glisses dans le lit sans un mot, comme si de rien n'était, comme si je dormais, comme si je n'étais rien. Demain tu m'apporteras des croissants en me chantant tes chansons qui me font rire, et je me dirai à nouveau que tu m'aimes, que rien n'a changé entre nous, que je suis bien la seule. Et je te pardonnerai. Ou plutôt, j'oublierai ces heures où tu es sorti hier soir.

Dans la seconde bulle, je lance la balle à notre chien Frisbee, que tu as voulu appeler comme ça parce qu'il a cette manie assez drôle de courir en rond. Frisbee fait quatre fois le tour de l'arbre avant de nous ramener la balle, et tu te mets à rire, de ton rire un peu timide qui me plaît tant, et que j'aimerais entendre à nouveau. Quelque part derrière le décor j'entends aussi rire le magicien, comme un orgue de barbarie, qui trouve le nom du chien très drôle.

Comme tu me regardais. Personne ne m'a jamais regardée comme ça. Je ne sais plus quand tu as commencé à changer, ou peut-être est-ce moi qui ai changé. Dis-moi, qu'est-ce que ces bulles sont en train de nous faire ? Que sont-elles en vérité ? Tout à coup, j'ai un peu peur. Si c'est pour me rejouer les scènes les plus mélodramatiques de ma morne existence, merci, j'ai déjà donné. Peut-être que le magicien n'a pas vraiment compris ce que je lui demandais, peut-être qu'il n'est pas aussi futé qu'il veut le faire croire.

Dans la seconde bulle, je sors du cinéma avec toi et tu me dis qu'avant de me laisser rentrer chez moi, tu vas me faire un tour de magie. Tu me montres la petite sphère bleue, que tu fais rouler d'une main dans l'autre, plusieurs fois, très vite, en me disant de bien l'observer. Et subitement, comme elle glisse pour la énième fois de ta main gauche dans ta main droite, elle disparaît. Je suis surprise, et nous rions ensemble. Je te demande où est passée la sphère, et tu me dis de ne pas bouger, parce qu'elle flotte juste derrière mon oreille. Puis tu t'approches de moi, plus près que d'habitude, tu te penches sur mon épaule pour l'attraper, et sans me prévenir, tu me donnes mon premier baiser.

Tout disparaît.

Quand je rouvre les yeux, à mon grand étonnement, tu es toujours là. J'ai cru un instant qu'une fois le baiser terminé, tu t'évaporerais en un battement de cils, mais tu es toujours là. Comme je ne trouve rien à dire, je te demande si la sphère est revenue. « Bien sûr que non, me réponds-tu, personne ne peut la faire revenir. » Je te donne alors une petite gifle pour rire, parce que tu viens de me mentir pour la première fois. Tu ris à ton tour et me réponds :

« Tous les magiciens sont des menteurs. »

Dans la seconde bulle, je suis dans un lit à l'hôpital, juste après mon accident de voiture, et tu es venu me voir. Tu sors de ton manteau un paquet de biscuits que tu as apporté en cachette exprès pour moi, tant la nourriture que l'on m'impose ici est abjecte. Tu as parlé au médecin, il t'a dit que j'avais eu de la chance. Il avait raison. Tu es là.

Puis ce sont les heures, les jours où tu n'es plus là. Et les nuits. Et je sais bien où tu te trouves en vérité, même si je ne connais pas son nom, même si je ne l'ai jamais vue. Je me dis qu'il vaut mieux que je ne l'aie jamais vue, parce que s'il s'agissait de quelqu'un que je connais, ou d'une de mes amies, je ne sais pas ce que je lui ferais, ce que je te ferais à toi, ce que je nous ferais à tous. Et puis te revoilà, le soir même ou le lendemain, et je n'ai pas la force de te repousser, de te punir, de ne pas tomber dans tes bras. Car tu m'aimes, sans doute, à ta façon, n'est-ce pas ? Est-ce si mal, après tout ? Ce qui importe, ce sont les heures avec toi. Ce que tu me fais jour après jour, en fin de compte, est-ce si grave ?

Au début, je comptais les jours et les nuits où tu n'étais pas là. Puis, peu à peu, j'en suis venue à compter ceux où tu étais là. Et à voir ce nombre se restreindre jour après jour comme une peau de chagrin, je sens bien que je deviens enragée. Te revoici avec le même sourire, bredouillant les mêmes excuses, éternellement, et éternellement je te pardonne, je fais semblant d'oublier, et la nuit dans tes bras je rêve d'un élixir miracle, d'un Léthé en conserve ou en pilules qui me permettrait enfin d'oublier vraiment, de te faire confiance à nouveau, comme au commencement. L'instant d'après, tu disparais à nouveau, avec elle, ou elle, ou elles, qui sait ? Et je reste seule, rêvant à mon oubli en bouteille. Peut-être que ces sept bulles, au fond, sont exactement cela. Je l'espère, en tout cas.

Mais voici que ma vie s'évapore, s'irise, devient transparente.

Est-ce ainsi que l'on passe d'une bulle à l'autre ?

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant