QUATRE CHEMINS (partie 4)

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30 Mai

Bon pied, bon œil, après avoir vérifié à la fenêtre que mon capitaine était toujours bien amarré à son toit, j'ai gobé un café et me suis mis en route en prenant le petit sentier habituel. Comme d'habitude, il a fallu résister au chant cajoleur des champs de blé gorgés de soleil, qui m'offraient de part et d'autre leurs raccourcis trompeurs. En vingt minutes, j'ai retrouvé le croisement qui menait, d'un côté vers les bois, de l'autre vers le cul-de-sac du pont en ruine où j'avais échoué hier. Pensant que les bois contournaient peut-être le vallon de broussailles, quitte à faire un long détour, j'y suis entré avec ma gourde et ma boussole. Bientôt enveloppé par l'épais feuillage des grands chênes, je ne voyais plus que de petites bulles de ciel bleu, dispersées çà et là, comme de petites libellules d'azur sautillant de branche en branche et voltigeant dans la verdure. Sous le nuage vert et ombrageux des branchages, je me suis promené un peu à l'aveuglette, tout en essayant de me rappeler que le clocher de Carnevie devait se trouver quelque part à gauche, derrière une quarantaine de rangées d'arbres (du moins, d'après ce qu'en disait ma boussole). Mais je n'étais pas forcément pressé, aujourd'hui. J'ai bien dû vagabonder deux heures le long du chemin dans les bois (d'ailleurs, du fait des herbes sauvages et des mousses envahissantes, il ressemblait de moins en moins à un chemin), et j'ai repensé à ce que j'avais imaginé hier, en m'arrêtant au bord du bois. Je m'étais imaginé dans ce même bois, engourdi par le confort de l'ombre environnante, et oubliant jusqu'à l'objet de ma venue ici. Et pourtant, je ne me suis pas endormi aujourd'hui, loin de là! Au contraire, je me sentais même plus éveillé, plus vif que depuis bien des années, ce n'était pas que j'en oubliais mon clocher, non, mais plutôt qu'il semblait moins important, une fois qu'il reprenait sa place au sein de l'ensemble du paysage. Après tout, explorer ces bois était en soi aussi intéressant qu'escalader une église surplombée d'un vieux loup de mer. Et puis, qui sait! Peut-être que ces bois recelaient eux aussi un capitaine juché sur un arbre, ou un clocher dans une clairière, ou même plusieurs! De temps en temps, une vague venait faire vibrer le plafond de feuilles au-dessus de moi. Tous les recoins, tous les virages de mon chemin sous les arbres se ressemblaient, et cependant chaque buisson avait comme une identité propre, comme s'il contenait en lui tous les autres, arrangés sous une forme particulière. Chaque feuille paraissait un rideau dissimulant et résumant à lui seul l'infinité des feuilles possibles, de toutes leurs formes, couleurs, nuances et mouvements. Leurs nervures mêmes semblaient signifier des millions de choses liées à cet univers bien spécifique, celui de la forêt en bordure de Carnevie, à la présence d'un invincible mystère quelque part dans les fourrés, comme une porte secrète cachée dans un tronc d'arbre, et dont l'insaisissable « Sésame, Ouvre-Toi » était crypté dans le parcours labyrinthique des minuscules signatures gravées sur chaque feuille.

Comme je me disais qu'on ne rencontrait vraiment personne sur ces sentiers hasardeux, un léger bruissement s'est soudain fait entendre à quelques mètres devant moi, et j'ai cru voir détaler le petit garçon boudeur qui m'avait si aimablement indiqué les "quatre chemins" il y a deux jours.

« Hep ! », mais il s'était déjà évanoui dans la verdure. Je lui ai couru après, espérant qu'il pourrait me dire si j'étais sur le bon chemin. Mes poumons n'étant plus ce qu'ils étaient, j'ai dû m'arrêter un peu plus loin, face à un nouveau croisement. Le sentier bifurquait indistinctement vers deux régions du bois qui semblaient à peu près identiques. Pas de traces de pas : impossible de savoir par où il était parti. D'après ma boussole, le clocher, qui m'était toujours masqué par toute une galerie de chênes, devait encore se trouver à ma gauche — mais le léger ruissellement d'un torrent derrière les arbres à ma droite m'incitait discrètement à changer (du moins, pour aujourd'hui) de destination.

En silence, j'ai contourné le rideau d'arbres et descendu une pente douce pour me retrouver au bord d'un petit cours d'eau, au-dessus duquel les branchages s'écartaient et laissaient apparaître le soleil. Le ciel lui-même, mince bande d'azur prise entre les rebords des feuillages, avait l'air d'un second torrent, coulant son chemin à l'envers, par-dessus ma tête. Le torrent à mes pieds n'était pas bien large, ni bien profond, et je me suis mis à le remonter, juste comme ça, pour voir où il me mènerait. Bientôt, les rebords sont devenus impraticables, et j'ai dû retrousser mes manches de pantalon pour m'aventurer dans l'eau, posant le pied sur chaque pierre accueillante pour progresser. On aurait dit qu'elles étaient là spécialement pour ça.

Un moment plus tard, je me suis retrouvé face à une pente assez abrupte, plus haute que moi, qui donnait naissance à une sorte de mini-cascade ; je suis remonté sur la rive de terre et de gravier pour l'escalader. Au sommet, le torrent reprenait sa course à l'envers jusqu'à une seconde cascade miniature qui le faisait grimper (et moi aussi) encore un peu plus haut. Il devait y avoir devant moi toute une série de petites chutes d'eau qui remontaient en escalier jusqu'à un autre niveau de la forêt. Je me demandais si, tout en haut de l'escalier, ancré à son rocher au milieu du courant, le capitaine m'attendait.

Mais une fois arrivé au bout de mon escalade, je n'ai trouvé qu'une autre cascade, un peu plus large et plus haute, qui me bloquait le passage. Le rugissement assourdi, miniature de l'eau plongeant dans l'eau m'était agréable, et je me suis dit qu'il aurait été confortable de rester là, assis sur une souche, les pieds dans l'eau, toute la journée. Puis j'ai remarqué, à l'extrémité droite du mince rideau transparent de la cascade une masse blanchâtre, opaque et compacte, aux rebords sombres. De l'eau gelée. Une petite grappe d'hiver. En plein printemps. Si je n'avais pas d'abord vu mon capitaine sur son toit, je n'y aurais pas cru. Je me suis approché du paquet de glace, ancré au sol, comme une stalagmite qui se serait aventurée trop loin de sa grotte, et j'y ai vu bouger une forme sombre, presque bleue, qu'il m'a fallu un peu de temps pour reconnaître comme mon reflet, brouillé par plusieurs nappes de cristaux. Je me suis demandé combien de temps il faudrait encore à ce bloc de glace pour céder et rejoindre complètement le courant.

Il était déjà tard, et je me suis subitement rendu compte que j'avais faim, terriblement faim. Comme on pouvait s'en douter, j'avais oublié mon pique-nique. Il m'a fallu deux heures pour rejoindre le sanatorium, où je suis arrivé à 18h30.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant