LES LUEURS D'ORMANTES (partie 2)

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Tandis qu'il s'affairait à reconstituer la palissade, Lucien passait en revue toutes les options, dont l'éventail lui semblait tout à coup singulièrement réduit. Partir seul était exclu : s'il quittait Ormantes en solitaire, même en emportant des armes, une fois perdu dans la forêt il ne ferait pas de vieux os. À moins, peut-être, de créer une diversion pour couvrir son départ, mais là encore, il ne gagnerait au mieux que quelques heures. Tôt ou tard, la Bête serait de nouveau à ses trousses. Il restait la voie des airs, mais pour qu'elle fût envisageable il faudrait hâter la réparation de l'aérostat, encore inutilisable à ce stade. Il prit la décision de s'y mettre dès qu'il aurait fini de restaurer le mur d'enceinte, et d'y consacrer tous ses efforts jusqu'à nouvel ordre. Tant pis pour les ailes du moulin.

Il s'était habitué à son sort et à ses tâches répétitives, à tel point qu'il ne s'était jamais aperçu, jusqu'alors, de la singularité de sa situation. Cette singularité, à présent qu'il traversait pour la énième fois la place abandonnée d'Ormantes, lui sautait aux yeux.

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Ormantes n'avait pas toujours été déserte. Au temps de sa gloire, pour ainsi dire, son enceinte circulaire n'abritait pas moins d'une soixantaine d'habitants. Chaque jour, elle résonnait des coups de marteau du forgeron et des annonces publiques lues par le crieur devant l'hôtel de ville ; chaque jour, elle respirait les fumets embaumeurs qui émanaient des fourneaux du boulanger, et les nuages de farine fraîche qui s'échappaient des sacs en provenance du moulin, les matins de grand vent. Les journées passaient au rythme des appels lancés par les veilleurs, au sommet des tours de guet, claironnant le départ ou le retour d'une expédition à la rivière ou d'une chasse en forêt. Les nuits, quant à elles, s'écoulaient dans la crainte des alertes à la Bête, relativement rares, certes, mais presque toujours suivies d'une attaque sérieuse. On était à l'abri derrière la haute palissade mais ces assauts nocturnes, lorsqu'ils survenaient, mettaient tout le village en émoi.

Naturellement, au fil des années, les Ormantais avaient fini par mettre au point une stratégie de défense efficace. Ceux que l'on appelait les veilleurs prenaient chaque nuit leur tour de garde en haut des tours qui dominaient l'épaisse forêt d'Endauges, et ranimaient d'heure en heure, à l'aide de leurs longs porte-flammes, les quarante torches fixées sur la paroi extérieure de l'enceinte, qui tenaient la Bête à distance. Lorsqu'elle venait rôder trop près des remparts, quelques coups de fusil suffisaient généralement à lui faire regagner ses ténèbres boisées. Elle ne se hasardait jamais en pleine lumière, si bien que personne ne pouvait dire au juste à quoi elle ressemblait. On l'entendait parfois grogner et remuer dans les feuillages, près de la cime des arbres, d'où elle pouvait observer les allées et venues à l'intérieur du village. Là aussi, les veilleurs remplissaient leur office, alimentant les lanternes accrochées aux murs des maisons de bois, et faisant mine de s'activer derrière les fenêtres de l'atelier de menuiserie, de la forge, de la boulangerie, de l'hôtel de ville... comme en pleine journée. Ce manège incessant de mouvements et de lumières semblait suffire à l'éloigner, aussi, pendant que les autres villageois sommeillaient paisiblement, les veilleurs d'Ormantes s'ingéniaient à maquiller la nuit en jour.

Les origines de la Bête, tout comme son apparence, demeuraient nimbées de mystère. On savait qu'elle était plus ancienne qu'Ormantes, mais on n'avait jamais entendu parler d'elle avant la première tentative de créer un avant-poste civilisé dans les bois.


Plusieurs années avant la fondation d'Ormantes, un groupe de pionniers avait lancé une expédition de repérage dans la forêt d'Endauges, encore assez mal connue à l'époque. Ils avaient quitté la sécurité (relative) des villes pour s'aventurer dans ces vastes territoires inexplorés, dans le but d'y planter les germes de la civilisation. Ces éclaireurs eurent le temps de s'enfoncer dans des régions extrêmement reculées, et d'établir un camp avancé sur ce qui allait devenir le site originel d'Ormantes. Puis ils disparurent. Au bout de trois semaines de silence, une seconde expédition fut envoyée à leur recherche. Elle trouva le campement désert et ravagé. Deux jours de fouilles dans les bois alentour permirent de retrouver les restes de la première expédition : quelques membres sauvagement arrachés, mains, bras et jambes en putréfaction, éparpillés au hasard des fourrés. Les chercheurs, terrorisés, ne s'attardèrent pas, et repartirent sans délai vers les villes. La forêt d'Endauges fut interdite aux visiteurs, et ses lisières surveillées de près. Ces caractères sanglants, tels que les lisaient les autorités, ne pouvaient signifier qu'une chose. La Bête venait de faire son apparition.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant