LE SURSIS (partie 5)

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Quand l'aube s'insinua dans la cabane, je guettais encore le recoin avec opiniâtreté. Je le vis s'éclairer peu à peu, minute après minute. Il n'y avait plus rien.

Le jour suivant, une pluie torrentielle s'abattit sur notre petit lopin de forêt. Dès le début de l'ondée, ils se précipitèrent tous deux dehors, et je la vis l'aider à retirer ses vêtements avant d'ôter à son tour sa petite robe d'un geste souple. Son corps lisse et plein de vie semblait se gorger d'eau, absorber l'averse comme une éponge, tandis que celui de mon grand-père, chétif et osseux, grelottait lugubrement sous le déluge. À les voir ainsi nus sous la pluie, je me surpris à les envier, et pourtant, bien que j'eusse grand besoin d'une douche moi-même, je ne pouvais me résoudre à les rejoindre. Hors de question de me déshabiller devant eux : mon corps de quinquagénaire pâle et enrobé, au poil clairsemé, l'eût sans aucun doute fait sourire ou, tout au plus, lui aurait fait pitié. Je n'avais aucune chance d'éveiller chez elle la moindre trace de désir, je n'en éveillais d'ailleurs plus chez les femmes en général depuis longtemps. Et puis, on ne se déshabille pas devant son grand-père.

Mais que lui trouvait-elle ? N'était-il pas, après tout, beaucoup plus repoussant que moi ? Non, ils ne formaient certainement pas un couple au sens où l'on entend habituellement ce terme, et cependant elle était pour lui bien plus qu'une simple assistante ou aide-soignante, puisqu'elle vivait avec lui à plein temps et partageait sa chambre où – je l'avais vérifié au passage – il n'y avait qu'un seul lit.

Je finis par me doucher tout habillé derrière la cabane, du côté où ils ne pouvaient pas me voir.

La cueillette étant compromise, nous déjeunâmes et dînâmes de larges feuilles qu'elle avait rapportées des proches environs, qui avaient un arrière-goût de chlorophylle. Je m'attendais à entendre mon grand-père raconter pour la énième fois comment, lorsqu'il était prisonnier de guerre, il avait appris à reconnaître les feuilles comestibles pour ne pas mourir de faim, mais il ne dit pas un mot.

On arrivait à la fin, et il ne me disait toujours rien.

Il plut encore la nuit suivante. Le clapotis des gouttes sur les frondaisons m'apaisait, et j'étais sur le point de m'assoupir quand j'entendis la porte de la chambre s'ouvrir. Elle traversa la pièce enténébrée sur la pointe des pieds et, juste avant de sortir, se tourna vers moi et s'approcha du hamac. Elle était entièrement nue. Je continuai à faire semblant de dormir. Elle se pencha sur moi et, tandis que ses seins lourds oscillaient tout près de mon visage, passa doucement la main dans mes cheveux. Ce qu'elle murmura alors, je donnerais encore aujourd'hui tout ce que je possède pour le comprendre. J'aimerais croire que c'était une invitation, mais je n'avais aucun moyen d'en être absolument sûr. Elle ressortit sans un bruit, et comme je me demandais si je n'allais pas me lever pour la suivre, je glissai dans un tourbillon de rêves enflés de désirs inavouables et de nostalgies ombrophiles.

Arriva le moment où mon chauffeur devait m'attendre à l'orée de la forêt. Depuis mon réveil le matin, je ne l'avais pas revue. « Ça lui arrive parfois... il faut bien qu'elle sorte s'amuser un peu ! Elle reviendra tout à l'heure. » Il ne me demanda pas si je reviendrais, moi. Je le serrai une dernière fois dans mes bras et, tandis que je le faisais, j'eus le sentiment que toute cette forêt n'était qu'une façade, une vaste supercherie, et que mon grand-père se trouvait en réalité dans une autre forêt, une forêt invisible, beaucoup plus dense et plus distante encore, quelque part en lui, une forêt à laquelle je n'aurais jamais accès. Quand il me fit signe, au moment de mon départ, il semblait moins me dire au revoir que se signaler à quelqu'un qui venait d'arriver.

Je ne suis jamais retourné le voir.

Aujourd'hui je suis vieux et malade, et mes jours sont comptés. Après avoir choisi, pendant de nombreuses années, de faire comme si rien ne s'était passé, sans plus chercher à avoir de ses nouvelles, je me prends à espérer qu'il est toujours là-bas, avec elle, avec ses jambes en fil de fer et ses moustiques. Même si je ne sais toujours pas si c'était bien lui. Tant que j'étais en bonne santé et que j'avais du temps devant moi, je m'accommodais assez bien de l'idée qu'il était tout de même mort, d'une certaine façon, puisque cette grotesque contrefaçon d'existence ne méritait certainement pas le nom de vie. Aujourd'hui, pourtant, je me prends à espérer qu'il y aura aussi, quelque part dans la forêt, une petite cabane pour moi.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant