GANTELET

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Approchez. N'ayez crainte, vous êtes ici chez vous. Plus encore ici qu'ailleurs.

Cet endroit ne vous dit rien ? C'est pourtant ici que nous nous rencontrons toutes les nuits. Chaque nuit, il me faut vous éclairer de nouveau, vous rafraîchir la mémoire, vous rappeler qui vous êtes, qui nous sommes vraiment et pourquoi nous sommes là. Mais pressez-vous, il nous reste peu de temps.

Avancez. Suivez le corridor que forment les réverbères, de chaque côté. Ne craignez pas la noirceur qui les enveloppe, elle ne vous atteindra pas. Pressez le pas, nous sommes déjà en retard. Voyez-vous la petite ombre bossue au bout du corridor, au pied du dernier réverbère ? Oui, c'est bien moi. Rejoignez-moi. N'ayez pas peur de ces grondements, c'est la Tour, derrière moi, elle nous attend. Elle gronde ainsi chaque nuit, comme un paquebot en partance, pour vous rappeler à votre tâche, et parce que nous sommes en retard, oui, toujours en retard. Allons, hâtez-vous. Nous partons pour le siècle prochain.

Voici la porte. Suivez-moi. Vous attendre encore ? Nous n'avons perdu que trop de temps, vous n'y arriverez jamais comme cela. Qui je suis ? Vous avez encore oublié, n'est-ce pas ? Mais vous le saurez dans la Tour, vous vous en souviendrez, ou on vous le rappellera. Pressons ! La Tour est haute, l'aube est proche, il faut nous hâter.

« Voici l'escalier. Voyez, je suis déjà bien haut, presque sur le premier palier. Qu'attendez-vous ? Vous hésitez encore, après toutes ces nuits ? Bien sûr que la Tour est là, ne l'entendez-vous pas gronder ? Nous ne la voyons pas encore, non, il fait encore trop sombre, et nous sommes encore trop bas, car pour voir la Tour, pour qu'elle se révèle, il faut la gravir. C'est cela, montez. Ne me perdez pas de vue. Ne vous retournez pas. »

Voilà que nous rôdons dans les entrailles de votre colosse. De quoi moulerez-vous ses pieds ? Y avez-vous songé ? Attention, ne glissez pas, les marches sont trempées de rosée, à cette heure. Laissez-vous aller, suivez le flot de votre Tour : vous avez commencé de l'ériger, c'est maintenant elle qui vous érigera. Avec elle, vous crèverez les nuages, à condition de vous y mettre à temps, car une Tour ne s'écrit pas, elle se crée. Relevez le gant. Accrochez-vous. Prenez à droite.

Non je ne suis pas une araignée, bien que je m'agrippe aux poutrelles avec une certaine agilité. Vous êtes l'araignée au cœur de cette Tour, et dans cette Tour vous entoilerez votre vision. Vous êtes l'Architecte, le Père, et ce sont vos Fils de fer qui nous entourent. Tournez à gauche. Voyez ces immeubles en-dessous. Prenez-en un. Prenez-en vingt ! Car vous êtes le Titan, et ce sont vos gobelets. Vous ralentissez ? Je ne vous attendrai pas, la Tour a suffisamment attendu. Pour qui vous prenez-vous ? Croyez-vous que l'on vous attendra éternellement ? Les siècles n'attendent pas qu'on les fasse, vous leur faites perdre du temps, vous ne pouvez pas —ici, à gauche ! Non, l'autre gauche ! Je vous avais pourtant dit de ne pas me perdre de vue. Accélérez. Nous sommes attendus au sommet.

Prenez cet escalier. Vite, je suis déjà au palier suivant. Et nous ne sommes pas encore au premier étage. Vous êtes lent, et déjà fatigué, si fatigué, si vite. Vous n'êtes pas au-dessus des autres hommes. Peut-on avoir foi en vous ? Vos limites sont si vite atteintes. Vous êtes une mauviette, un misérable paillasson. Vous aimeriez reculer, redescendre, effrayé par le vertige, par l'ampleur de la tâche, mais allez-y, jetez un œil derrière vous. Voyez-vous encore des marches ? Non, car elles ont disparu, elles s'effacent à mesure que nous les gravissons. Le passé n'a plus la moindre importance, seule la Tour compte désormais. Vous ne pouvez plus retourner en arrière, je vous avais bien dit de ne pas essayer. A présent, avançons, et ne regardez plus derrière vous. Gare à vous si je dois redescendre vous chercher.

Si vous lui donnez ce qu'elle attend, la Tour vous rendra immortel —prenez garde ! Ne glissez pas. Elle sera votre écrin, votre sarcophage, votre mausolée, votre Acropole, si vous la construisez comme elle l'entend. C'est cela, essayez de m'attraper, votre colère fait plaisir à voir, et va peut-être nous aider. Allez-y, rugissez : plus haut vous serez, mieux on vous entendra, en-dessous comme au-dessus. Et votre Tour titane, Kraken au cœur des ondes, portera un jour votre voix par-delà les océans. Mais pour cela, vous devez reprendre votre souffle, et monter encore quelques marches. Nous sommes en train de gravir le plus haut escalier de Paris, et aussi son plus haut réverbère, qui n'a eu de précédent qu'il y a des millénaires, sur l'île de Pharos. Penchez-vous quelques instants, et voyez ces minuscules lueurs au pied de la Tour, qui, par milliers, illuminent la ville. Ce sont les réverbères. Ce sont vos frères, tous, mais vous serez le plus grand d'entre eux, le Réverbère Universel, et vous déverserez vos flots de lumière sur les ténèbres du siècle naissant, pour y accompagner l'Humanité tremblante. Oh, vous ne vous êtes pas fait mal, au moins ? Certaines marches sont traîtresses.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant