L'INTERMITTENTE

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Depuis quelques années je vis sous un curieux régime, dont il m'est difficile de parler sans me faire inviter à consulter quelque spécialiste, et dont je ne connais à ce jour aucun autre exemple. Mon existence diffère très peu de celle de bien des gens, à cette circonstance particulière près. Je me répète souvent qu'avoir un toit, un travail et, jusqu'à preuve du contraire, la santé, constitue déjà en soi une chance remarquable, étant donnée laquelle le reste est, somme toute, d'importance relative. Il n'est de bonheur que mitigé, et il faut bien en prendre son parti. Je ne suis probablement pas des plus à plaindre.

J'ai donc chez moi depuis quelques années une sorte d'hôte singulier, dont je ne sais au juste ce que je dois penser. On ne saurait le décrire autrement que comme un arachnide, encore que plusieurs aspects de sa physionomie le fassent échapper à cet étiquetage un peu sommaire. D'abord, sur toute la surface du corps, qui a l'aspect d'un gros œuf bleu sombre légèrement velu, on ne trouve pas trace d'yeux, ni de mandibules. Quant à savoir si ce corps est un crâne ou un abdomen, ou les deux, le débat reste ouvert. Les pattes, ensuite, que je n'ai jamais pu compter de manière définitive, car leur nombre change à chaque fois, ou presque, sont composées de phalanges qui, contrairement à celles des araignées et de leurs cousins habituels, peuvent se plier dans n'importe quelle direction, ce qui leur donne par moments plutôt l'allure de racines mouvantes. Je trouve cette chose dans la chambre, la salle de bains, les toilettes, la cuisine ou le salon, selon le jour et l'heure.

On peut s'accommoder assez aisément de ce genre de compagnie au quotidien, si l'on y met du sien, et je ne suis pas en reste de ce point de vue. Le vrai problème est qu'il y a des jours où je ne la trouve nulle part. Si je pouvais savoir avec certitude qu'elle m'attend derrière la porte, quand je rentre, fidèlement, tous les jours, comme un animal domestique, la situation aurait au moins le confort du prévisible, et notre modus vivendi serait plus facile à organiser, mais ses apparitions sont erratiques, tout comme leur durée. Plusieurs semaines, voire plusieurs mois, peuvent s'écouler sans que je l'aperçoive, au point que j'en vienne à l'oublier un peu, jusqu'à ce qu'un beau matin, midi ou soir, tout-à-coup, elle resurgisse. J'ai bien cherché, les jours où elle brillait par son absence, à la retrouver, tapie sous quelque meuble ou derrière quelque bahut encombrant, peut-être en hibernation, sans succès. Et cependant, immanquablement, quand je m'y attends le moins, elle refait surface.

Il y a quatre façons possibles d'expliquer ces apparitions sporadiques : d'une part, il se peut (et c'est de loin la solution qui me serait la plus agréable) que je sois simplement victime d'une hallucination récurrente, à la manière des migraines ophtalmiques qui font voir, par crises inopinées, aux uns des points noirs, aux autres des kaléidoscopes. Il se trouverait tout bonnement que, par un hasard peu commun, mes points noirs eussent viré au bleu sombre et coalescé en une forme épaisse et peu ragoûtante. La seule zone d'ombre serait alors la cause de ces hallucinations. D'autre part, il y a l'hypothèse que cette chose existe réellement, hypothèse dont découlent les trois autres possibilités. La plus vraisemblable, si l'on peut dire, dans ce cas de figure qui ne l'est pas vraiment, serait qu'elle quitte fréquemment mon appartement pour vivre une vie parallèle, ailleurs, chassant pour se nourrir (mais par quelle bouche ?), ou occupée à hanter quelque résidence secondaire. Ou alors, il est envisageable qu'elle existe selon un mode différent du nôtre, épisodique là où le nôtre est continu, à la manière de ce héros de conte dont le nom m'échappe, et qui ne vivait qu'un jour sur deux. Ma compagne pattue partagerait donc mes jours durant certaines périodes de l'année, disparaissant aléatoirement pour retourner au néant dans l'intervalle. Ce qui l'y renvoie ou l'en ramène reste un mystère complet. Enfin il est tout aussi bien possible, si cette chose existe, qu'elle loge continuellement sous mon toit mais ne soit visible qu'à certains moments, encore une fois suivant des lois que j'ignore.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant