QUATRE CHEMINS (partie 5)

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31 Mai

Isabelle a appelé. Ce que j'ai fait doit vraiment être épouvantable, parce que ce n'est que la troisième fois qu'elle m'appelle en un mois. Après treize ans de vie commune, c'est maigre. Le coup de téléphone s'est très bien passé : elle n'a dit que des choses gentilles, moi aussi. J'ai même dit que je regrettais. Et je regrette vraiment, c'est sûr, je le sens, chaque matin, au réveil. J'aimerais juste me souvenir de ce que je regrette exactement.

Après avoir vérifié que le bonhomme était toujours bien perché sur sa tour, je me suis remis en route vers Carnevie, où il semble bien que je sois destiné à ne jamais arriver. J'ai dépassé le plus vite possible les chœurs de blé et leurs raccourcis en queue-de-poisson, puis, au premier croisement, j'ai évité le chemin qui menait dans les bois. Au second, sachant que continuer tout droit m'amènerait au pont en ruine, je me suis risqué à suivre le sentier qui filait de nouveau sous les branchages.

Étrangement,je n'ai passé qu'un quart d'heure dans le bois, ce nouveau chemin m'ayant dirigé tout droit vers une clairière où s'écoulait tranquillement le petit cours d'eau que j'avais déjà rencontré hier. Encore un mince voile d'arbres et me voilà déjà ressorti. Clocher droit devant. Blé enjôleur à bâbord, chênes ombrageux et somnifères à tribord. Autant aller tout droit. Un peu plus loin, le chemin se divisait à nouveau, et j'ai bien sûr opté pour la voie la plus directe. Sans doute ai-je mal fait, une fois de plus. En effet, mon sentier me menait, vingt minutes plus tard, au pied d'une petite falaise qui s'étendait assez loin de chaque côté, et que je ne me sentis pas vraiment en mesure d'escalader. Mais je suis borné (comme Isabelle me le rappelle souvent) et, plutôt que de faire demi-tour, je me suis mis à longer la falaise, au hasard, vers la gauche. Le mur de pierre me cachant le clocher, je ne pouvais pas même savoir si je m'en rapprochais toujours. Dans un silence de plomb, j'ai longé, longé la falaise, et longé encore. Autant longer la Muraille de Chine. Aucun oiseau ne chantait dans les parages. Ils avaient tous déserté cet endroit. Comme si des gens étaient morts au pied de cette paroi ocre et crayeuse, et qu'ils le savaient.

Je m'attendais déjà à longer tout le reste de la matinée lorsque, d'un seul coup, une voie ferrée sortie de nulle part (enfin, de quelque part dans le bois, je crois) a ouvert une brèche dans la paroi, nette et droite. Je m'y suis engagé. Il n'y avait pas grand' risque à marcher entre les rails, car ceux-ci étaient couverts de mousse et de ces vieux lichens épais et ondoyants qui viennent donner une seconde vie aux endroits morts et abandonnés. Si un train venait à passer, il était en retard d'au moins soixante-dix ans. L'étroit couloir qui se creusait entre les parois n'était pas bien long, et je suis vite arrivé de l'autre côté, où c'étaient de nouveau plaines à perte de vue, bosquets et blés sur les flancs, et clocher droit devant. Comme la voie ferrée semblait se diriger droit vers Carnevie, je me suis contenté de la suivre encore. Assez vite pourtant, je me suis senti fatigué, les jambes lourdes, les semelles de plomb, peut-être le contrecoup des efforts des jours précédents (je n'avais jamais autant marché), et il m'a fallu m'asseoir au bord de la voie. Mon arrêt momentané s'est en fait prolongé une bonne demi-heure, une mauvaise crampe s'étant saisie de mon mollet droit, et m'interdisant de me relever. Ainsi immobilisé, je me suis distrait en imaginant passer le train, couvert de mousse et de ces vieux lichens qui lui donnaient l'air d'avoir gonflé comme une éponge au contact de l'eau. Et quelque part à bord du train qui vivait sa seconde vie, parmi les passagers fatigués mais contents d'être en route, je me suis imaginé, assis côté fenêtre, filant vers Carnevie sans trop me rappeler pourquoi. Mais on était bien, dans ce train moussu, je n'étais pas pressé d'arriver.

C'était un peu la journée des mauvais souvenirs, aujourd'hui. Tandis que j'étais collé au sol avec ma crampe, j'avais en tête cette soirée malheureuse (ou était-ce un matin ?) où, sorti du bar à l'heure de la fermeture, je m'étais persuadé à coups de bouteilles de bière qu'Isabelle voyait quelqu'un d'autre, et où je ne suis pas rentré. Je ne sais plus il y a combien de temps. Et elle avait eu si peur. Oh ! Elle aurait pu, elle aurait dû en chercher un autre, je lui ai donné tant d'occasions, tant de raisons ! J'ai repensé à ces matins où j'avais si mal à la tête qu'elle devait appeler elle-même à mon bureau et trouver une excuse pour que je passe la journée au lit, ces soirs où je rentrais si tard et si saoul que je m'endormais dans le canapé sans même les voir, elle et le petit. Et cette fois où j'ai laissé volontairement brûler le dîner, parce qu'elle était rentrée en retard, elle aussi. Et puis ce midi où je l'ai giflée devant le petit, parce qu'elle m'avait dit que je n'étais pas un bon exemple pour lui. Naturellement, je n'étais pas moi-même, et je vais beaucoup mieux maintenant. Mais elle avait raison, comme toujours. Je regrette sincèrement. Je veux changer, à présent, oui, je veux être un homme bon, un homme meilleur, redevenir celui que j'étais quand Isabelle m'a épousé. Pourtant! J'ai voulu changer mille fois. Mais quand on boit vraiment, on n'aime plus vraiment boire. On le fait sans s'en rendre compte, et on se fâche tout rouge contre ceux qui osent nous dire que nous ne sommes pas comme d'habitude. Même s'ils le disent pour nous aider, parce qu'ils ont peur pour nous. Même si on les aime très fort. Oh, je me souviens de ce que je t'ai fait, Isabelle, et cela me fait aujourd'hui peut-être plus mal qu'à toi, si tu peux encore me croire. Je sais bien que tu n'as vu personne d'autre pendant toutes ces années, même si tu aurais pu, parce que tu es meilleure que moi, d'un autre bois. Et pourtant, qui sait si je ne t'aurais pas trompée, si j'en avais eu l'occasion ? Heureusement, personne n'aurait voulu d'un ivrogne comme moi. Mais toi, tu étais plus forte, tu l'as toujours été. Je me souviens de la gifle, Isabelle. Je ne t'ai donné qu'une seule gifle, je crois, et si tu pouvais m'en rendre mille, je ne me sentirais pas mieux. Oh oui, je me souviens bien, trop bien de la gifle. Mais malgré tout ce qu'a pu dire le docteur, je ne me souviens pas d'avoir frappé le petit.

Quand j'ai pu me relever, j'ai continué sur ma lancée, le long de la voie ferrée, vers le clocher qui s'approchait à vue d'œil. De temps en temps, avec les jumelles, je vérifiais que ce brave capitaine fumait toujours sa pipe tout là-haut. Il faut être sobre quand on n'est pas au port. Les marins ne boivent qu'au port. Mais lui, là-haut, est-il au port ? Est-il en mer ? Ou entre les deux ?

Bientôt, ma voie ferrée m'a mené en vue d'un bois (tiens donc!), devant lequel se tenait une petite cabane, en bordure des rails. A vue de nez, plutôt une cabine de bains, mais à mesure que je m'approchais, elle prenait de la dimension, jusqu'à devenir une véritable maisonnette, douillette et vieillotte, flanquée de quelques poteaux vermoulus et d'un bonhomme rondouillard, d'un certain âge, qui fumait sa pipe sur une chaise devant sa porte (mais ce n'était pas mon capitaine). Le bonhomme m'a vu arriver de loin, mais il ne s'est levé que lorsque je me suis planté devant lui.

« On a raté son train, mon bon monsieur ? »

Comme il était jovial et semblait avoir envie d'un brin de causette, je l'ai laissé m'inviter à l'intérieur. Il toussait dans son rire de cette manière qu'ont les gens qui en ont vu de dures et qui, bien qu'ils aient un jour décidé de ne jamais plus se laisser abattre, ne peuvent plus rire franchement sans qu'il leur en coûte quelque chose. J'ai cru comprendre (car il était un peu nébuleux aussi) qu'il était anciennement aiguilleur à cet endroit de la voie ferrée, à l'époque où le train passait tous les jours dans la vallée, et il s'occupait de l'orienter sur la voie qui se scindait un peu au-delà de la maison. Les poteaux verdâtres et moisis du dehors avaient autrefois servi à la signalisation. Nous avons discuté un bout de temps, sans qu'il me demande une seule fois d'où je venais, jusqu'à ce qu'il m'explique l'ancien itinéraire du train. Il s'arrêtait en effet (il y a bien longtemps) à Carnevie, et donc la voie ferrée, si je la suivais vers la gauche, m'y déposerait directement, en une petite heure de marche. Comme c'était là tout ce que je souhaitais savoir, et que l'heure avait encore une fois tourné plus vite que je ne le pensais, j'ai tenté de prendre congé : c'est le moment qu'il a choisi pour aller déterrer, du fond de ses placards antédiluviens, une bouteille de cognac. J'ai d'abord refusé, mais il a insisté : il n'en buvait jamais seul, et les intervalles de solitude dans ce pays pouvaient être assez longs, disait-il. Je veux bien le croire.

Quand j'ai repris la voie, l'après-midi était déjà bien avancée; j'ai suivi le chemin de gauche à la bifurcation, et me suis retrouvé au bord d'un bois qui me masquait (de nouveau! décidément) la colline de Carnevie. Et là, d'un coup, les rails fondent, disparaissent dans l'herbe, comme engloutis par le sol. Plus trace de voie ferrée. Effacée, évaporée. J'ai continué quelques minutes dans le bois, essayant de me représenter les rails de chaque côté de mes pieds, mais toute ébauche de chemin finissait par s'évanouir dans les buissons. Un petit papillon jaune et noir, un peu plus loin, s'avançait dans les profondeurs du bois; il arriverait probablement à Carnevie avant moi, mais je n'avais pas son talent. Alors, l'heure avançant et l'envie d'aller plus loin aujourd'hui venant à manquer, j'ai fait ce qui s'imposait : j'ai rebroussé chemin.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant