LES SEPT BULLES (partie 4)

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Dans la troisième bulle, je ne suis plus moi-même. Ou plutôt, je suis moi-même autrement, moi-même comme je ne l'ai jamais été, comme je n'ai jamais osé l'être. Je vois et je vis mes vies secrètes, toutes ces vies restées secrètes justement parce que je suis moi et parce que tu n'es pas quelqu'un d'autre. D'abord je suis l'une de ces femmes que tu as aimées sans me le dire. Soudain j'ai chaud, et mon corps change, se forme et se déforme, se fait plus voluptueux, plus attirant pour toi peut-être, et même si quelque part j'ai toujours envie de nous tuer tous les deux, tous les trois, j'avoue que cette métamorphose n'est pas désagréable. Du regard d'abord, tu me déshabilles, puis tandis que tes mains se posent sur moi (pourvu que cela dure, pourvu que la bulle n'éclate pas !), tandis qu'elles m'effeuillent comme jamais elles ne l'ont fait (car lorsque je n'étais que moi c'était encore bien différent) j'en deviens une autre, et les meubles autour de nous s'échappent, changent, et le salon de cette femme que je viens d'être se mue en la chambre de celle que je suis presque déjà.

Et je me glisse dans la peau de toutes ces femmes, l'une après l'autre pour commencer, ensuite le mouvement s'accélère et je n'en suis plus une en particulier, mais deux, quatre, ou sept à la fois se chevauchent en moi, que tu aimes toutes en même temps. Est-ce vraiment cela que tu veux ? Mille femmes en une ? Est-ce là ce dont rêvent les hommes ? Et toutes ces femmes que je suis maintenant, que je ne pourrai jamais être en dehors de cette bulle, sont-elles celles que tu as aimées pendant ces heures où tu étais absent ? Ou ne sont-elles que l'idée que je me fais d'elles ? Oh, j'ai honte de ce qui nous arrive, parce qu'en me déguisant en elles, en passant pour elles je te trompe, et pourtant je devrais être heureuse, savourer ma vengeance, car tu m'as trompée aussi, mais je n'y arrive pas.

En devenant ces autres dans tes bras je découvre mille plaisirs dont je n'avais pas même soupçonné l'existence. Je dois être un peu naïve, tout cela n'a sans doute rien d'inédit pour elles, mais pour moi, c'est nouveau. Et tout cela n'est pas désagréable, en vérité, mais quelque part en elles résiste une petite portion de moi, un infime calcul qui refuse de se dissoudre, de se fondre en elles, et qui m'empêche de m'oublier complètement. Tu dois être heureux, car à chaque instant je ris différemment, je te regarde différemment, je jouis différemment, et je sais que tu aimes la nouveauté. Tu es si facile à satisfaire, tout à coup. Comment se fait-il que je n'aie pas réussi à te garder près de moi ? Comment se fait-il que les choses ne soient pas aussi simples pour moi ?

Dans la troisième bulle, je rouvre les yeux et ce n'est plus toi. Je suis nue dans les bras d'un autre, qui est peut-être toi d'une certaine manière, car dans mes vies secrètes, les hommes qui me séduisent ont toujours un petit quelque chose de toi, je ne peux rien y faire. Pour une fois, il te ressemble très peu, il n'y a presque aucun point commun. Et il ne se souvient de toi que par bribes, par débris qui s'estompent dans le plaisir comme des traces de pas sous la neige. Et je ne me souviens plus de moi. Nous vivons dans une autre maison, plus grande, plus neuve, dans un pays différent dont nous parlons tous deux la langue exotique. Nous avons beaucoup voyagé. Nos enfants seront bientôt grands, et d'ici quelques années nous allons commencer à vieillir. Notre fils, assis dans le jardin, répète pour sa leçon de guitare qui va bientôt commencer. A la rentrée prochaine, il entamera ses études de droit, parce qu'il veut prendre la défense d'autres personnes handicapées, comme lui. Il veut que toutes ces années passées dans son fauteuil roulant puissent servir à quelque chose, un jour, qu'elles deviennent une force, un atout. Notre fille vient tout juste d'avoir son diplôme, et va devenir illustratrice de livres pour enfants. J'ai connu quelqu'un qui rêvait de faire cela, autrefois. Leur petite sœur répète dans sa chambre pour le spectacle de fin d'année de son école. Elle portera un costume de papillon que je lui ai confectionné moi-même. J'ai aussi connu quelqu'un qui s'était déguisé en papillon, pour un spectacle d'école, il y a très, très longtemps.

Bientôt leurs traits se troublent, se diluent, se réassemblent pour former d'autres visages, d'autres silhouettes. Ce sont toujours mes enfants, mais c'est un autre père, et nous n'avons plus trois enfants, seulement deux. Et je vis parfaitement heureuse avec eux. Il y a bien sûr des moments difficiles, comme dans toutes les vies, mais malgré tout je suis plutôt contente de mon sort. Il est si simple de vivre avec d'autres, de vivre sans toi, sans même t'avoir connu. Une vie loin de moi, loin de nous. Si simple de rire avec d'autres, de pleurer pour d'autres, pas forcément meilleurs que toi. Avec eux, mon premier baiser a lieu sur un bateau-mouche, pendant une excursion où l'on ne voit rien à cause du brouillard et de la pluie, et il a lieu aussi dans une grotte, une fois que nous avons laissé s'avancer assez loin les autres visiteurs, et que nous sommes seuls dans la salle des orgues. Ils m'embrassent sous des réverbères chaleureux, dans des cafés miteux, dans des forêts hantées ou sur les rebords glissants des piscines, et à chaque baiser, inlassablement, je me sens fraîche et neuve, comme une première fois, et je vois se déployer devant moi de nouvelles vies, riches d'émotions et de moments partagés. Et je suis fière de tous ces enfants qui sont les miens, et je les gâte, oh, sans doute un peu trop, car même si je t'oublie je les considère peut-être, d'une certaine manière, comme ceux que je n'ai pas eus avec toi.

Quelquefois aussi, dans la troisième bulle, je vis avec une femme, une femme qui souvent te ressemble, sauf qu'elle ne pleure jamais. Elle est plus forte que toi, plus forte que nous, et je me demande, dans les rares moments où ton image me revient encore, si tu l'aimerais. Avec elle, je n'ai pas d'enfants, parce que comme toi, elle n'en veut pas, et notre vie est différente, si différente de celles que je mène avec les hommes de mes autres vies secrètes : nous avons plus de secrets, plus de jeux, plus de fièvres. Je l'aime infiniment, elle aussi, mais ce que je n'ose pas lui avouer, c'est que je l'aime encore plus dans ces instants où nous glissons d'une vie à une autre, et où elle a déjà commencé à se muer en un autre homme, sans avoir encore totalement accompli sa métamorphose. C'est un moment difficile à cerner, voisin de cet instant où, la tête contre l'oreiller, nous perdons conscience du monde qui nous entoure pour sombrer dans le rêve, mais j'essaie toujours de me concentrer pour bien la voir, car dans ces moments-là, elle m'emporte avec elle.

Jamais je n'aurais cru porter en moi autant de vies secrètes, et pourtant toutes ces choses auraient pu m'arriver si je ne t'avais pas rencontré, si je n'avais pas fait ma vie avec toi. Dans chacune de ces vies je t'oublie presque complètement, et malgré les désastres que j'y vis parfois j'y goûte un bonheur excessif, féroce, presque inhumain, à la limite de la dissonance, comme une pluie cinglante qui me transpercerait jusqu'aux os, le bonheur terminal de l'archet exécutant son ultime morceau, prêt à se rompre sur les cordes. Ai-je déjà été quelqu'un d'autre ? Ai-je déjà même été tout simplement quelqu'un ? Au cœur de toutes ces existences qui se mêlent et s'embrouillent je me sens soudain comme une éponge imbibée de milliers de liquides différents, gonflée jusqu'au point de saturation. Et dans ce voyage enchanté loin de nous, où je goûte tant de joies dont je ne m'étais jamais crue capable, je finis par sentir que quelque chose me ronge encore.

Je suis fatiguée.

Voici que les couleurs changent, et que les visages et les décors se troublent.

Je suis contente de quitter cette bulle. Elle m'a beaucoup donné, trop donné pour que je m'y attarde encore. Je ne sais pas où elle a voulu m'entraîner, mais je n'étais plus tout à fait sûre de vouloir la suivre.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant