Bien sûr, dès que nous avons reçu le faire-part de décès, nous nous sommes précipités chez lui. Mais comme d'habitude avec lui, on aurait dû se douter que les choses n'allaient pas être aussi simples. Et quand nous sommes arrivés chez lui le lendemain soir, nos soupçons étaient confirmés : il nous attendait sur le pas de la porte.
« Faut pas croire tout ce qui est écrit noir sur blanc, nous a-t-il lancé de son rire enjoué en nous invitant à entrer. Ce n'est jamais que de l'encre sur du papier. »
Il avait le teint un peu glauque, il est vrai. Et il avait l'air de vaciller légèrement de temps en temps. Mis à part cela, il était aussi truculent et vrombissant qu'à l'accoutumée, peut-être même un peu plus, un peu trop. L'Oncle Anatole avait toujours été un personnage plus grand que nature. Quand nous lui rendions visite, il n'avait de cesse de nous raconter toutes sortes d'aventures plus ou moins fantasques qui pourtant, nous assurait-il, lui étaient bel et bien arrivées. De temps à autre il disparaissait durant une période indéterminée, qui pouvait aller de quelques mois à plusieurs années, et prétendait à son retour avoir vécu les choses les plus incongrues. Par exemple, il disait souffrir depuis longtemps d'une maladie très rare qui, par accès subits, l'arrachait parfois sans crier gare à l'attraction terrestre pour le contraindre à flotter indéfiniment au plafond où, si par hasard il se trouvait à l'extérieur, à mi-hauteur entre les nuages. Nous ne comptions plus les épisodes extravagants dont il se targuait d'avoir été le héros : son expédition dans le désert à la recherche de sa soi-disant « tour mirage », ses odyssées souterraines au cours desquelles il aurait retrouvé les ruines d'innombrables Golcondes inconnues, ses aventures maritimes peuplées d'îles ineptes et d'escales douteuses dans d'improbables bouts du monde, et ses folles équipées en compagnie d'acolytes aussi fabuleux et imprévisibles que lui-même (et que nous n'avons, par ailleurs, jamais rencontrés).
S'il n'a pas retrouvé la Toison d'Or, c'est qu'il est seulement tombé sur sa cousine ; s'il n'a pas déterré les cités perdues d'Eldorado, c'est qu'il était occupé à plonger en quête des ruines englouties d'Ys. Ses incessants voyages à la recherche de lieux incertains, comme le mythique mont Anthène ou la légendaire Tombe des Quatre Aventuriers, lui avaient valu dans la région la réputation d'un Tartarin de pacotille, assez drôle pour amuser les enfants le dimanche, mais trop fumeux pour être fréquenté régulièrement. Aussi, tel un Münchhausen obèse et vieillissant, il s'acharnait à nous persuader que toutes ces fadaises lui étaient réellement arrivées, et cependant il refusait catégoriquement de les consigner par écrit, ou même d'en donner l'autorisation à qui que ce soit.
« Toutes les preuves sont déjà là ! », se plaisait-il à répéter, et en effet, il avait ramené de ses prétendus voyages une somme colossale de babioles et de trésors divers, qu'il présentait comme d'authentiques témoignages de ses aventures vécues. Ces énigmatiques statues dans le jardin, par exemple, qui sont censées conjurer la malédiction qui pèse sur lui depuis qu'il a exhumé on ne sait quelle breloque de l'autre côté de la planète, dans sa prime jeunesse. Si ces statues ne protégeaient pas la maison, nous disait-il tout bas, une armée de squelettes furibards viendraient bientôt en défoncer les murs pour le saisir et l'emporter dans quelque enfer exotique. Il y a aussi la mine, dont l'entrée se trouve au fond du jardin, derrière les haies, et qui descend loin, très loin sous le terrain de la maison. Depuis près de trente ans, l'Oncle creusait à lui seul, ou presque, ces galeries tortueuses, à la fois pour y cacher les trésors amassés au cours de ses voyages et pour y exploiter un gisement miraculeux, peut-être d'un métal encore inconnu, dont il était seul à avoir connaissance. « C'est même pour ça que j'ai acheté le terrain », affirmait-il de temps à autre.
Et, naturellement, il y avait son musée personnel, qui occupait les trois quarts de l'espace intérieur de la maison, et qui devait à la fois illustrer et authentifier ses étranges tribulations. C'est là qu'il avait entassé, dans un ordre qui lui semblait pertinent, la plupart des objets hétéroclites glanés au cours de ses voyages : sculptures, amulettes, masques inquiétants, sceptres et reliques de créatures non répertoriées, armes fantaisistes et fragments de monuments oubliés, instruments de mesure et de musique ignorés du commun des mortels...
« Oh, ne vous en faites pas, on aura tout le temps de visiter le musée dans la soirée, ou même demain », nous a-t-il dit en nous installant dans son grand canapé de velours, tout en s'affalant si loin dans son fauteuil molletonné qu'il était sur le point de se renverser. Nous étions fatigués du musée, qu'il nous faisait visiter de long en large à chacun de nos séjours chez lui, mais comme il était censé être déjà mort, nous n'avons pas voulu ajouter à ses malheurs en le contrariant. À première vue, toutefois, il n'avait pas l'air de souffrir tellement : au contraire, son visage éternellement jovial, juste un peu plus jaune et enflé que d'habitude, donnait tous les signes d'une bonne humeur pétaradante. « On vous a encore raconté des carabistouilles, à ce que je vois... »
« Tu as déplacé les meubles, dis-moi ? », lui demande tout à coup ma mère en jetant un œil à la disposition du salon.
« Euh, oui, oui, tu as remarqué ? répond l'Oncle un peu gêné. C'est plus spacieux comme ça, non ? Tu sais qu'il m'a toujours fallu de la place, oui, beaucoup de place... »
Et sur ce point il disait vrai. L'Oncle Anatole était large comme trois chênes. Mais il avait dû déplacer les meubles un peu vite, et nous avions même dû l'interrompre à en juger par les larges fissures apparaissant çà et là sur les lambris, qu'il n'avait pas eu le temps de masquer avec ses armoires et ses buffets. À d'autres endroits, le bois recouvrant le mur semblait même avoir été enfoncé par des coups d'une force inquiétante, laissant de profondes empreintes qui évoquaient comme des traces de lutte.
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...