QUATRE CHEMINS (partie 1)

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Texte dédié à

15 Mai

Il commence à faire moins froid. Le sanatorium est agréable, terne, juste assez en retrait pour que nous ayons la paix. Ou pour que nous fichions la paix aux autres. Bien sûr, nous avons le droit de sortir, mais le soleil et les fleurs des champs ne nous tentent pas. Rien n'a plus vraiment de couleur, pour nous. Nous, les alcooliques. Nous passons nos journées sous des murs entre bleu pâle, mer sale et blanc crâne, à lire des récits d'anciens alcooliques qui s'en sont sortis, à regarder des documentaires sur nos futures possibilités de réinsertion, à nous asseoir en cercle pour nous raconter nos histoires abjectes lors des séances de thérapie de groupe. Elles ne sont pas si abjectes que ça, nos histoires, certaines sont même plutôt drôles. Naturellement, nous mentons. Personne n'a réellement envie de montrer ses verrues au voisin, le fait que le voisin ait lui aussi des verrues n'y change rien, il peut se les garder. Mais nous ne mentons pas toujours: la plupart du temps, nous ne nous rappelons plus, alors nous enjolivons, nous forçons le trait, nous rendons l'affaire plus douce ou plus immonde, à l'inverse de ce que nous ressentons vraiment. Le docteur me dit que j'ai fait des choses horribles. Qu'est-ce qu'il en sait ? Il n'était pas là pour le voir, et dans un sens, moi non plus. Je ne me rappelle plus. Certains jours ont été complètement annulés, effacés. Les pires, apparemment. Parce que l'habitude de lever le coude finit par vous changer le cerveau en passoire. Nous sommes de vraies épaves, la coque est percée de partout.

Ça y est, je n'ai plus rien à écrire. C'était l'idée du docteur de me faire tenir un journal. Il pensait que ça m'aiderait pour la mémoire, et pour voir mes progrès. Il a dit que c'était juste pour moi, qu'il ne le lirait pas. De toute façon, si vous étiez ce bon docteur, vous n'auriez jamais eu accès à ces pages. Je n'écris donc pour personne. Très motivant. Je rouvrirai donc ce petit carnet quand il me sera arrivé quelque chose d'intéressant.

22 Mai

Trentième jour sans toucher à un verre. J'irais bien fêter ça au bistrot, s'il y en avait un dans les parages. Rien que des champs, des bois, des pâturages à perte de vue. Enfin, il y en a peut-être un dans ce petit village, là-bas, au fond, sur la colline.

26 Mai

Intéressant : voilà que j'ai droit aux hallucinations sans avoir ingurgité les trois bouteilles qui vont avec. Ca fait probablement partie de la cure. Ca faisait plusieurs jours que je voyais un petit machin remuer au sommet du clocher, sur la colline, qu'on aperçoit depuis ma fenêtre. Le docteur m'a prêté ses jumelles, en espérant que ça m'inciterait à sortir. Et en pointant les jumelles sur le clocher, j'ai vu très précisément un petit vieillard fumant la pipe, habillé comme un marin, et affublé d'une casquette de capitaine avec laquelle il semblait me faire signe. J'ai regardé un bon moment, pour voir s'il allait disparaître (les hallucinations éthyliques ne durent en général pas bien longtemps), mais il est resté là, tranquillement, sur le toit du clocher. Simplement, au bout de quelques minutes, il a dû se fatiguer : il a remis sa casquette et s'est assis sur la pente d'ardoise, tourné vers l'horizon. Mais avant ça, on aurait vraiment dit qu'il regardait par ici. Ce soir, je ne l'ai pas revu, il fait trop noir. Je ré-essaierai demain.

27 Mai

Il est toujours là. J'ai passé ma journée à la fenêtre, et il a passé la sienne sur son toit, à fumer sa pipe. Le village n'a pas l'air de se trouver bien loin. D'après le docteur, le nom en serait Carnevie. Demain, j'essaierai d'aller y faire un tour.

Isabelle a appelé. C'était la deuxième fois. Elle avait encore une voix un peu vide, comme si elle me parlait tout en faisant autre chose. Je ne sais pas si elle m'en veut, mais je sens que je l'intéresse beaucoup moins, comme si elle avait renoncé à quelque chose. Quand je l'appelle, elle ne décroche pas. J'ai vraiment dû faire quelque chose de grave.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant