À l'intérieur, la première chose qui me frappa fut l'intense odeur de renfermé. Personne n'avait dû entrer depuis au moins trente ans. Je savais pourtant que la maison était habitée, mais je n'éprouvais aucune gêne à y entrer sans y avoir été invitée, comme si je visitais un musée. De vieux parfums de bois verni et de tapis poussiéreux se mêlaient à l'air, qui semblait fort différent de l'air que j'avais respiré dehors, quelques secondes auparavant. J'étais comme entrée dans une bulle d'un autre âge. Je levai les yeux vers une petite pendule sur le mur, près de la porte par laquelle j'étais arrivée : quatre heures et demie. C'était l'heure à laquelle j'avais quitté l'école, mais vingt bonnes minutes avaient dû s'écouler depuis. C'était aussi l'heure du goûter, ce qui me rappela soudain que j'avais très faim. J'ouvris sans bruit plusieurs placards de ce qui avait tout l'air d'être la cuisine, mais ne trouvai rien d'autre que de vieilles casseroles bosselées et un carré de chocolat aussi dur et gris qu'un caillou.
Bredouille, je passai dans le couloir d'entrée où reposaient, sur le portemanteau, au pied de l'escalier, deux redingotes rongées par les mites, et qui paraissaient destinées, non à être portées, mais à faire éternellement partie de ce décor délavé où personne n'était censé se promener. Dans l'embrasure d'une porte, je remarquai une haute comtoise de hêtre sombre, au salon, qui indiquait également quatre heures et demie. Discrètement, je passai dans le salon, sans vraiment m'étonner de n'avoir encore rencontré personne. Les murs, tapissés de motifs floraux déteints, étaient ornés d'étagères peuplées de bibelots somnolents, qui me regardaient avec l'insistance des momies. Sur la grande table vide, un vase décoré d'une mosaïque (un peu écaillée) représentant deux cygnes face-à-face contenait encore les restes d'un bouquet de fleurs qui devait être fané depuis vingt ans au moins. Je me laissai flotter quelques instants dans la pièce, mes yeux sautillant entre les verres à bière à visage humain et les petites caravelles dans leurs bouteilles qui, nappées d'une couche de poussière blanchâtre, semblaient envelopper leurs frêles vaisseaux d'une minuscule bulle de brouillard. Puis j'entendis derrière moi un bruit sourd, comme une espèce de ronflement.
Je me retournai : près de la fenêtre, une silhouette, allongée dans un fauteuil à bascule, les mains enfoncées dans les plis de sa longue robe de chambre semée d'arabesques à demi effacées, son ample pantalon à carreaux noyant presque ses chaussons décousus, sommeillait, un large chapeau de paille sur le visage. C'était lui, bien entendu. Je sais que j'aurais dû tourner les talons, sortir sur la pointe des pieds, et retourner vivre ma vie dehors comme si de rien n'était. Je sais bien que certains placards devraient toujours rester fermés. Je n'ai pas pu m'empêcher d'ouvrir celui-là.
Retenant mon souffle, je soulevai doucement le chapeau. J'ai d'abord cru qu'il s'agissait d'un masque, d'une farce lugubre que quelqu'un d'autre, caché ailleurs dans la pièce, était en train de me jouer et, saisie, je laissai retomber le chapeau et m'écartai. Lentement, je fis le tour du fauteuil, comme d'un lion endormi. Puis, reprenant mes esprits, je le soulevai une seconde fois, pour revoir les dents crispées, les orbites béantes, le dôme poli et blanchâtre. Le crâne était lisse et propre, mais d'une couleur passée, comme sculpté dans le sable. Il n'était pas vraiment effrayant, au contraire, son front paisible avait même un côté rassurant. D'une main tremblante, j'effleurai sa robe de chambre. A travers le tissu fin, je sentis les côtes.
C'était donc là l'explication de l'aspect abandonné de la maison : M. Salpêtre était mort, sans doute depuis des années ! L'idée me frappa : pas un son, pas une respiration dans cette maison depuis dix vingt, trente ans ? Rien que ces vieux bibelots figés, cette odeur de moisi, et ce squelette. L'espace de quelques secondes, je me sentis étrangère, presque criminelle, une intruse dans un lieu privé, sous une chape de silence, et sur lequel pesait peut-être quelque malédiction secrète. Mais bientôt, mon inquiétude passa. Sans pouvoir me l'expliquer, il me semblait finalement être la bienvenue. J'avais seulement l'impression vague d'abuser un peu de l'hospitalité de quelqu'un qui s'était déjà montré fort patient à mon égard.
Deux minutes plus tard, j'étais dehors. Le chat avait disparu, les oiseaux de même. Personne ne m'avait mise à la porte : j'aurais pu rester aussi longtemps que je l'eusse souhaité. J'étais ressortie de mon propre chef. Je m'enfouis dans les buissons avec la sensation d'avoir découvert un puissant secret, complètement inutile, mais qui affectait insensiblement la vie de tous les voisins sans qu'ils s'en rendissent compte. Je ré-émergeai dans la rue, légère, tremblant d'impatience de raconter ce que j'avais vu à mes parents. Je m'élançai vers la maison en courant puis, peu à peu, un vague sentiment de culpabilité m'envahit. En parler ainsi, même à mes proches, revenait un peu à trahir la confiance de celui qui m'avait si gentiment ouvert sa porte quand j'en avais tant besoin : après tout, est-ce qu'il voudrait que d'autres gens, des inconnus, viennent s'introduire chez lui pour constater qu'il était effectivement mort, et ensuite emporter avec eux tous les objets auxquels il tenait, ou avait tenu ? Je ne dis rien à mes parents. Aujourd'hui encore, ils n'en savent rien.
Ce soir-là, au dîner, je bus mon potage en silence, repensant au jardin ombragé, à la maison vide, aux bibelots figés dans leur sommeil, aux orbites noires rivées sur le plafond. Quand mes parents me demandaient le sel, je leur donnais le poivre. Quand ils voulaient savoir ce qu'il m'était arrivé d'intéressant dans la journée, je leur parlais de la grenouille que Pierre avait apportée en classe et qui s'était sauvée par la fenêtre, ou de la très bonne rédaction d'Agathe, que le professeur nous avait lue en cours. Je ne soufflai pas un mot sur M. Salpêtre. Il dormait, isolé, absent du monde, enfoui dans l'obscurité de son salon comme une épave au cœur des sables. Et moi seule connaissais son secret.
Naturellement, je ne pouvais plus retourner à l'école et continuer ma vie comme si rien ne s'était passé. Je m'appliquais toujours à faire mes devoirs, jouais toujours à la marelle avec mes amies et esquivais la bande de petits tortionnaires à la sortie le soir, mais avec au fond de ma pensée le petit salon enténébré et son mystérieux occupant, petite île au trésor entr'aperçue à l'horizon. Dès le lendemain soir, j'étais de nouveau rue Pantin, à demi empêtrée dans les haies, pour déboucher dans le jardin aux grands marronniers. J'y trouvai cette fois trois ou quatre chats qui somnolaient à l'ombre. Je les caressai un moment, attentive aux bruits environnants : les coups de marteau de M. Cormusier qui réparait le cerf-volant de son petit-fils dans sa véranda, les jurons de Mme Bonheur qui venait sans doute de casser deux ou trois verres en ouvrant un placard mal rangé, le monde qui tournait toujours, qui suivait son cours à l'extérieur de la bulle vert sombre du petit jardin. Je tournai la tête vers la maison : derrière la fenêtre, à l'intérieur, quelque chose avait bougé. Je m'approchai prudemment de la porte -- j'aurais dû avoir peur, être épouvantée à l'idée de rencontrer un cambrioleur, et cependant quelque chose de très fort, quelque chose d'évident me disait qu'il ne pouvait rien m'arriver de néfaste dans cette maison. Si je tombais sur le cambrioleur, nous serions sans doute tous les deux forcés d'avouer qu'il n'y avait vraiment rien à voler là-dedans.
Je traversai la cuisine en trois bonds et me retrouvai dans le salon, où une chaise, que je n'avais pas remarquée la veille, était posée face à M. Salpêtre, et semblait m'attendre. Je crus d'abord à une mise en scène macabre, et inspectai chaque pièce, chaque recoin du rez-de-chaussée à la recherche de l'instigateur de cette blague sinistre, avant que l'expression patiente de M. Salpêtre ne me rappelât qu'il était assez impoli de ma part de l'ignorer ainsi. Me disant qu'après tout, cette chaise avait peut-être bien toujours été là, j'acceptai l'invitation et m'assis. Nous restâmes ainsi un petit moment, car je n'osais pas trop le regarder, ne sachant quoi dire. Puis, comme il ne se décidait pas à entamer la conversation, je brisai le silence :
« Vous savez, je n'avais pas vraiment l'intention d'entrer chez vous, hier soir. »
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Petits Démons et Fantômes Familiers
ContoOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...