« Désolé, il n'y a pas grand-chose à faire, ici... si tu t'ennuies, tu peux aller te promener dans la forêt, il y a de très beaux arbres, tu sais. Regarde par la fenêtre... »
Je levai les yeux vers la végétation foisonnante dehors, et je repensai aux après-midi où il m'emmenait, autrefois, jardiner derrière sa maison : les glaïeuls, les tulipes, les bégonias, les capucines sur les feuilles desquelles les gouttes d'eau se posaient comme des billes de mercure. L'arrosoir en plastique vert. Vu de cette cabane étouffante, c'est tout le passé qui paraissait être en plastique, ce passé où les fleurs, les couleurs, les matières, le vivant et le mort étaient clairement distincts, leurs contours comme surlignés au feutre noir. Ici, je ne pouvais différencier les feuilles entremêlées des trois cents espèces d'arbres qui nous entouraient, et par les branches qui poussaient dans le bois des murs et du plafond, la forêt semblait s'immiscer dans notre conversation, se penchant par-dessus nos épaules pour mieux nous entendre. Les moustiques et les fourmis sur nous étaient si nombreux que j'avais l'impression, par endroits, d'en avoir sous la peau.
Bien entendu, il n'y avait pas de toilettes, pas plus que de douche. Quand on avait un besoin pressant, il fallait aller le satisfaire dans la fange ou les chablis.
Quand le soir tomba – ou, plutôt, quand ma montre me le suggéra, car dans ce pays le soir ne tombait pas, le soleil brillant jusqu'aux alentours de minuit avant de disparaître soudainement – la jeune femme fit son retour, avec dans les bras toutes sortes de fruits tropicaux qu'elle avait sans doute passé l'après-midi à cueillir dans les environs. Ce fut notre dîner. J'avais probablement de la fièvre car, bien que je n'eusse pas mangé depuis le matin, je n'avalai presque rien, si ce n'est une étrange sorte de mangue velue comme un kiwi. Tout au long du repas, j'épiai les échanges entre eux, m'efforçant d'élucider certains points qui me chiffonnaient, comme par exemple son nom, mais pour l'essentiel c'était elle qui lui parlait, dans cette langue qui n'était pour moi qu'une éclipse du sens, et il lui répondait généralement par monosyllabes. Cet idiome bigarré ne semblait pas être un obstacle pour lui, et lorsqu'elle m'adressait la parole, le fait de ne me voir répondre que par gestes ne la gênait pas non plus.
Une fois venue l'heure du coucher, elle tendit un hamac au milieu de la grande pièce qui nous avait servi de salle à manger, et je m'y effondrai comme une masse. Mon grand-père se leva de table, me souhaita bonne nuit puis, sur ses jambes si ténues qu'elles paraissaient prêtes à se rompre à chaque pas, tituba jusque dans ce que j'imaginai être sa chambre, l'unique autre pièce de la cabane. Dans le bas de son dos, près du rein gauche, je remarquai une boursouflure bleuâtre qui m'avait échappé jusqu'alors. Je plissai les yeux et vis que c'était une sangsue. La jeune femme la vit également. Elle ne la lui enleva pas.
Une chape de plomb s'était abattue sur mes paupières, et avant de m'endormir je sentis qu'elle posait doucement la main sur mon front, me disant à voix basse des choses que je ne pouvais saisir, mais qui se voulaient sans doute rassurantes. J'eus encore le temps de voir, dans l'obscurité, qu'elle se dirigeait elle aussi vers la chambre, fermant la porte derrière elle, ainsi que je le craignais.
On peut aisément se figurer quels fantômes exotiques et saugrenus agitèrent ma nuit. Vers le petit matin, je trouvai enfin le repos et, au cours de cette brève accalmie, je fus transporté dans la maison où il vivait autrefois. Elle était telle que je l'avais connue, à ceci près qu'il y faisait très sombre, et que mon grand-père, visiblement, n'y était pas venu depuis bien des années. Meubles et bibelots étaient recouverts d'une épaisse couche de poussière, et les contours de certains d'entre eux commençaient même à se troubler. Personne d'autre sur Terre ne savait plus que cette maison existait, elle n'était plus là que pour moi, et je savais que si j'en franchissais la porte, elle disparaîtrait à jamais derrière moi. Par terre traînaient, ici ou là, des livres, des ustensiles de cuisine, comme s'il les avait fait tomber juste avant de sortir, cinq minutes plus tôt. En prenant ces vieux objets à demi effacés dans mes mains, je me rappelai pourquoi j'aimais tant cette maison, pourquoi j'y avais été heureux des après-midis entières avec lui, quand j'avais sept ou huit ans. Et ce qui me peinait le plus, c'était de savoir que j'étais désormais le seul à aimer encore un peu cet endroit, parce que lui, pendant que la maison s'effritait sur place en attendant son retour, préférait jaunir d'ennui dans une jungle absurde à l'autre bout du monde, en compagnie d'une nymphette qui n'avait aucun droit sur lui.
À mon réveil, ma fièvre retombée, je sus que ce qui me gênait vraiment dans toute cette histoire, c'était l'absence d'objets. Si je n'étais toujours pas sûr d'avoir affaire à mon grand-père, c'était que mon grand-père avait été avant tout un collectionneur immodéré : livres, disques, figurines de cuivre, timbres, photos, cuillers, pièces de monnaie, il allait même jusqu'à collectionner les sous-bocks ramassés dans les cafés. Cette nébuleuse d'objets qui lui appartenaient, à mes yeux, c'était aussi mon grand-père : ils étaient si indissociables de lui qu'à les voir lui survivre, nous avions le sentiment qu'il n'était pas tout à fait mort, et qu'ici, en leur absence, il m'était difficile de le croire revenu. Le dénuement de cette cabane était total : rien d'autre qu'une table, un hamac et quelques chaises. Pouvait-on sérieusement penser que ce fût lui ?
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Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...