Les semaines qui suivirent, je cessai de lui rendre visite. Chaque matin, au réveil, je savais que, pour la première fois, quelqu'un m'attendait, quelqu'un de mon âge, quelqu'un de vrai, quelqu'un de vivant ! Et je courais le rejoindre, le découvrir et lui révéler mes secrets. Pendant quatre ou cinq semaines, je ne pensai plus du tout à M. Salpêtre. J'ignore ce qu'il pensait, dans son fauteuil, durant ces semaines où je l'oubliais, parce que j'avais trouvé un compagnon bien plus intéressant. J'ignore s'il m'en a voulu. Il devait s'y attendre. Nous étions jeunes, nous avions la vie devant nous, et au bout de quelques semaines, mon prince charmant se rendit compte qu'il trouverait aisément, lui aussi, plus intéressant ailleurs. C'était à prévoir. Aujourd'hui encore, j'ai du mal à comprendre comment j'ai pu pleurer autant à l'époque.
Le soir où je suis revenue chez M. Salpêtre, je n'ai d'abord rien dit. Je ne suis pas allée dans le salon tout de suite : je suis montée à l'étage, j'ai fouillé un peu la chambre secrète, sans conviction. J'étais devenue trop grande pour me servir de ces jouets, et pour descendre le petit escalier qui menait au cellier. Mon père avait jeté aux ordures mon bateau pirate, aussi, par nostalgie, je pris dans mes bras le bateau de la chambre, que je serrai contre moi, comme une petite boîte qui eût renfermé tous les trésors de mon enfance. Et je pleurai, comme jamais je n'ai pleuré depuis. Je pleurais encore lorsque je suis redescendue au salon, et pendant de longues minutes, je restai assise sur ma chaise, à côté de lui, sans oser lui adresser la parole. Entre deux sanglots, je bredouillai des excuses pour n'être pas venue le voir, pour l'avoir oublié, et pour d'autres raisons que je m'inventais peut-être, tout en caressant encore le petit bateau. Je ne sais pas ce qu'il a pensé alors. Ce soir-là, le charme n'agissait plus, quelque chose m'empêchait de le voir aussi clairement qu'auparavant. Nous avions déjà été séparés plus longtemps, mais cette fois un infime changement s'était tissé entre nous comme un rideau invisible, comme si j'avais manqué à une parole que je n'avais pourtant jamais donnée. J'avais changé, et lui non. Un nuage trouble brouillait à présent les couleurs de ses vêtements, épaississait ses os, la trame de sa robe de chambre, et la noirceur de ses yeux éteints. Il devenait un bloc compact d'os et de tissu, un temple à demi écroulé, mais toujours aussi impénétrable qu'une coquille d'huître fermée, et il semblait même se murer, se renforcer dans son silence. Je me sentis coupable, et pleurai encore plus.
Soudain, un bruit énorme me figea entre deux hoquets, et je laissai tomber mon bateau. Saisie, je jetai un œil alentour, avant de voir l'accident (en était-ce bien un ?). Le crâne de M. Salpêtre s'était décroché et gisait à l'envers, à même le sol, au pied de son fauteuil. Il en avait eu assez de mes pleurnicheries, et avait manifesté son ras-le-bol. Ou plutôt, il essayait de me détourner de mon chagrin en me flanquant une bonne frousse. Ou alors, il essayait de me faire comprendre quelque chose... à mes pieds, le bateau était fendu en deux. À l'intérieur se trouvait une petite photo.
On y voyait M. Salpêtre, avec la femme dont j'avais vu le portrait dans la cave et leur petit garçon en casquette de marin, sur le pont ensoleillé d'un bateau de plaisance. Je n'avais jamais vu son visage, mais je sus immédiatement que c'était lui. C'était comme si je l'avais toujours connu sous ces traits. Et, à regarder sa main posée sur l'épaule du petit garçon dont j'avais failli attraper le rêve dans la chambre, si fier de partir en voyage avec ses parents, et le sourire de sa femme, plein de confiance en son mari et en l'avenir, et son regard à lui, sa certitude que tout ira bien et qu'ils seront toujours ensemble, je compris d'un coup ce qu'il avait perdu, et qui il était. Je compris pourquoi il s'était desséché jusqu'aux os dans cette maison fanée, et pourquoi il m'avait patiemment écoutée, jour après jour, jusqu'à ce que sa tête trop lourde de vieux moments perdus tombât sur le tapis.
Je refermai la porte, traversai la haie et ne revins plus. Je ne l'ai jamais revu depuis. J'ignore combien de temps sa tête est restée là, par terre. Je ne suis jamais retournée rue Pantin. Les années ont passé, j'ai grandi et je suis partie pour la grande ville, puis j'ai voyagé, sans plus repenser à lui, mais sans vraiment l'oublier. Partout où je suis allée, cette étrange maison à l'odeur de biscuits moisis et son occupant ont continué à dériver en moi, au bord de ma mémoire, comme un placard flottant que je n'ai jamais réussi à refermer complètement. Je ne sais pas ce que j'ai appris chez M. Salpêtre, mais, aussi idiot que cela puisse paraître, j'ai le sentiment d'y avoir trouvé quelque chose qui a changé ma façon de voir, de faire, et sans quoi ma vie aurait été bien différente. Oui, peut-être que nous devrions tous avoir un squelette familier, qui nous attende, nous écoute et nous comprenne, car il a vécu avant nous nos joies et nos chagrins. Ou peut-être serait-ce une mauvaise chose.
Si M. Salpêtre n'était qu'un tas d'ossements sans vie à l'époque, il me faut bien avouer que j'ai passé une grande partie de mon enfance à côtoyer un mort. Mais avec le temps, cette pensée me devient de plus en plus pénible à supporter.
VOUS LISEZ
Petits Démons et Fantômes Familiers
Short StoryOn les a tous rencontrés un jour, ou une nuit. Et parfois, ils reviennent...