LES LUEURS D'ORMANTES (partie 6)

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Perché sur son observatoire de la tour nord, non loin de la zone qu'il venait de réparer, il repensait à la nuit fatale où tout avait définitivement basculé.

On approchait de l'aurore. Il y avait, à cette époque, deux montgolfières à Ormantes, conçues dans les premiers temps pour effectuer des vols de repérage au-dessus de la forêt d'Endauges. Cette nuit-là, quelque quatre mois après le drame des deux enfants, on avait gonflé l'une d'elles pour lancer, le matin venu, deux chasseurs à la recherche du repaire de la Bête, que le bourgmestre avait résolu d'éliminer. L'échec de la première tentative, qui avait coûté la vie à une demi-douzaine d'hommes, était encore dans toutes les mémoires, mais cette fois l'idée était de la débusquer et de la pilonner depuis le ciel, où les deux chasseurs seraient hors d'atteinte. Cependant, à un peu moins d'une heure du décollage, alors que le soleil était sur le point de se lever, une immense secousse ébranla les parois de l'enceinte : la Bête, que l'on n'attendait plus en raison du jour tout proche, avait surpris les veilleurs du côté sud au moment de la relève.

Immédiatement, tous les hommes disponibles s'étaient précipités sur les remparts et tiraient sur elle un feu nourri, espérant la repousser avant qu'elle ne causât trop de dommages. Dans le tumulte qui suivit, seuls quelques-uns, parmi lesquels le meunier, remarquèrent l'étrange manège des deux chasseurs qui s'étaient portés volontaires pour la mission aérienne. Dès le début de l'attaque, ils avaient sauté à bord de la nacelle, s'étaient mis à trancher les cordages qui les amarraient au sol, et commençaient à s'élever lentement au-dessus de l'hôtel de ville.

L'énorme ballon mauve qui planait sur le village en ébullition attira aussitôt tous les regards, et la plupart des habitants, occupés à refouler la Bête, se figurèrent que les deux aéronautes allaient venir leur prêter main forte. Mais ils ne volaient pas vers le sud : ils dérivaient plutôt vers l'ouest, et s'apprêtaient maintenant à franchir la palissade pour se diriger vers les bois. Les deux aéronautes. Qui plus est, ils ne semblaient faire aucun signe à leurs confrères qui se battaient en contrebas, aucun effort pour ramener leur vaisseau du côté où l'on attendait leur aide. Cela suffit à faire germer dans l'esprit de quelques-uns la noirceur d'un soupçon, et le meunier, qui venait de perdre ses trois fils dans la forêt, ne pouvait supporter l'idée que ces deux fuyards, sous prétexte qu'ils avaient trouvé un heureux moyen d'échapper à la Bête, s'en tirassent à bon compte. Avant que l'on ne pût l'en empêcher, il avait empoigné sa carabine et ouvert le feu à plusieurs reprises sur l'aérostat, crevant le ballon qui s'enflamma presque aussitôt.

Il ne fallut que quelques secondes à la montgolfière pour s'affaisser et s'écraser contre la palissade, l'embrasant du même coup. L'incendie qui s'ensuivit engagea toutes les forces disponibles pendant deux bonnes heures, et ce n'est qu'une fois tous les foyers maîtrisés que l'on put mesurer l'ampleur des dégâts provoqués par la fureur du meunier. L'un des deux passagers, projeté par-dessus les remparts quand la nacelle avait heurté le mur, avait été emporté par la Bête lorsqu'elle s'était retirée dans les bois. L'autre avait été abattu d'une balle dans le dos durant la lutte contre l'incendie, mais personne n'avait vu agir le coupable, encore que beaucoup soupçonnassent le meunier. Le flanc ouest de l'enceinte avait été gravement endommagé. Tout cela, Lucien l'avait observé comme dans un rêve, à travers sa longue-vue, depuis sa plate-forme de guet au nord. Il n'avait pas pris part à la débâcle. Ce n'était pas son combat. Son heure n'était pas encore venue.

Au lendemain de ces événements dramatiques, tout s'était brusquement accéléré : les Ormantais ne se faisaient plus confiance, les fuites en fraude étaient devenues monnaies courantes, et la seconde et dernière montgolfière, remisée dans l'entrepôt, bien qu'en mauvais état, faisait l'objet d'une garde armée jour et nuit. Il y avait encore des soirées dansantes, des réunions à l'hôtel de ville, des fêtes pour les récoltes et des veillées au coin du feu dans les chaumières, mais le cœur n'y était plus. Bien entendu, il avait pu s'agir d'une méprise regrettable ou d'un accident, un aérostat étant toujours sujet aux caprices du vent, et notoirement difficile à diriger. Mais le sentiment général était que des Ormantais avaient voulu en trahir d'autres, et s'étaient entretués. Le front sacré qui les avait de tout temps unis contre la Bête était rompu. Ceux qui partaient avaient maintenant toutes les raisons de le faire, et ceux qui s'entêtaient à rester ne pouvaient s'empêcher de les envier secrètement.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant