LES LUEURS D'ORMANTES (partie 1)

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Les lueurs d'or mentent.

Vieux dicton de la vallée d'Endauges

La brèche était énorme. Neuf, peut-être dix pieds de large. De chaque côté, la palissade était courbée, fissurée, enfoncée par le choc qui avait dû être colossal. Au sol, les tronçons de chêne épars, pour la plupart réduits en miettes, témoignaient de la violence de l'impact. Par-delà l'ouverture béante s'étendaient les bois, sombres et sereins, dont la chaleureuse verdure, baignée de soleil, devenait tout à coup inquiétante. Les dégâts étaient sans précédent. Lucien n'en revenait pas. Il n'y avait plus de doute possible. La Bête était revenue.

Avait-il dormi trop longtemps ? Tout en inspectant le théâtre de l'intrusion, il s'efforçait de comprendre tout ce qu'impliquait cette situation inédite. La Bête n'avait pas coutume d'attaquer en plein jour. Au contraire, elle avait de longue date craint d'approcher la lumière et le feu. C'était sur cette crainte que reposaient, depuis les origines, l'économie et la stabilité d'Ormantes. Le moulin, situé juste derrière le pan de palissade endommagé, était à moitié détruit. Deux des quatre ailes avaient été réduites en charpie. Les semaines à venir allaient être pauvres en farine. Mieux vaudrait, également, se garder de boire l'eau du puits, creusé face au moulin. Si la Bête avait poussé son exploration jusqu'à lui, elle avait aussi bien pu y déféquer. Il irait chercher de l'eau à la rivière pendant quelque temps. La boulangerie, heureusement, n'était qu'égratignée au niveau de la toiture, ce qui serait bien vite réparé. Le plus urgent, pour l'instant, était de remettre en état le mur d'enceinte, afin de prévenir d'autres visites éventuelles.

Avant de s'atteler aux réparations, il fit un rapide tour d'inspection le long du périmètre du village, du côté intérieur. Les trois portes d'entrée – nord, sud-est et sud-ouest – étaient demeurées closes. Aucune trace d'attaque sur la palissade. Pas d'autres dégâts apparents. La Bête était repartie comme elle était venue. Peut-être avait-elle été surprise de ne trouver personne. Elle n'avait sans doute pas jugé utile de s'aventurer jusqu'à la forge, où Lucien, à l'heure de son incartade, dormait profondément. Mais elle avait dû repérer son odeur en divers endroits, et ne manquerait pas de revenir bientôt le chercher.

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La brèche se situait au nord-ouest. En se dirigeant vers les bois, le fusil sur l'épaule et la hache à la main, Lucien essayait de s'expliquer ce qui avait pu pousser la Bête à braver soudainement la lumière du jour. De tout temps, elle s'était cantonnée à des assauts nocturnes, mais il était certain, maintenant qu'elle avait franchi ce cap décisif, qu'elle n'hésiterait plus à venir rugir sous les remparts au beau milieu de la journée. Toute excursion hors du village était déjà, en temps normal, une affaire risquée, mais dans le cas présent, il ne savait vraiment plus à quoi s'attendre. Le jour ne faisait plus office de bouclier protecteur. A tout moment, il pouvait se faire surprendre.

Le claquement du tranchant de la hache sur le bois sec sonnait étrangement creux dans la clairière silencieuse, comme des coups de pioche dans la crypte d'une cathédrale endormie. Il fallait faire vite. Les flèches de soleil dorées qui perçaient çà et là la voûte feuillue des chênes, bien qu'aussi chaleureuses, à première vue, qu'à l'accoutumée, ne suffisaient plus à le rassurer. Au moindre bruissement alentour, il tressaillait. Si la Bête survenait, son fusil et sa hache feraient de bien piètres remparts. Mais après tout, est-ce qu'il avait le choix ?

C'est en coupant du bois au soleil trompeur, à l'orée de la forêt, ce matin-là, qu'il comprit que désormais les jours d'Ormantes étaient comptés.

Car il n'y avait plus de doute : la Bête commençait à voir clair dans son stratagème. Maintenant qu'elle était entrée une fois, et qu'elle avait trouvé le village désert, ce n'était plus qu'une question de temps.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant