LES LUEURS D'ORMANTES (partie 5)

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Le bourgmestre voulut durcir le ton, mais il était trop tard : l'exode était en marche. Un exode en pointillés, tout d'abord, qui, s'il s'effectuait dans une relative sérénité, ne manquait cependant pas de miner la confiance de ceux qui restaient. Lucien avait regardé partir ses voisins, ses amis, avec tristesse, car il était de ceux qui croyaient fermement en la pérennité d'Ormantes depuis le début, en dépit des circonstances difficiles. Il avait eu peine à les voir s'en aller, lui qui avait tant fait pour les protéger. La règle, pour les Ormantais adultes, était d'assumer le rôle de veilleur nocturne périodiquement : chaque mois, le corps des veilleurs était partiellement renouvelé, de manière à ce que chaque citoyen valide participât activement à la défense du village. Même les deux aveugles, déjà vieillissants, apportaient leur contribution en se penchant la nuit sur les remparts, mettant leur ouïe exceptionnelle au service de leurs concitoyens. Tout le monde faisait sa part du travail, excepté les veilleurs volontaires, qui montaient la garde à plein temps. Ils n'étaient que six en tout, et Lucien en faisait partie.

Du haut de la tour sud-ouest, seul avec le pantin qu'il y avait placé, Lucien repensait maintenant à ces amis qu'il avait vu s'éclipser un à un, sans pouvoir les retenir.

Étaient-ils parvenus à destination, finalement ? Il les imaginait juchés sur leurs tours d'argent, polies, miroitantes et légèrement frissonnantes, comme sous l'effet d'une brume de chaleur, quelque part à l'autre bout du monde. Il les imaginait en morceaux, éparpillés dans les ténèbres de la forêt devant lui. Leurs bras, leurs têtes, leurs troncs. Et quelquefois il s'imaginait aussi parmi eux, d'un côté ou de l'autre.

Et s'il les avait suivis ? Il se laissait parfois aller à rêver les autres vies, les autres morts qu'il aurait pu avoir, s'il était parti avec eux. Mais ses rêveries n'allaient jamais bien loin : l'une comme l'autre perspective le laissaient de marbre. Il n'avait jamais connu qu'Ormantes, et tant qu'il demeurait à l'intérieur de l'enceinte, il ne courait aucun risque. Ni celui de mourir, ni celui de vivre.

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Peut-être avait-il toujours été le seul à savoir apprécier pleinement les délices de la parenthèse, ce quotidien suspendu dans une représentation éternellement recommencée, réglée comme du papier à musique, mais désormais sans orchestre. L'orchestre, dorénavant, c'était lui. Il était à la fois le chef d'orchestre, les musiciens et les instruments, la partition, les cuivres, les cordes et les vents. Et tant qu'il y aurait un public, il faudrait continuer à jouer. Oui, il avait souffert de les voir partir, mais d'un autre côté, chaque départ avait provoqué en lui un certain soulagement. Car dès les premiers jours de doute, après la mort des deux enfants, il avait senti en ses concitoyens comme une fragilité, une faille secrète, qu'il ne retrouvait pas en lui-même. D'une manière obscure, il les sentait profondément incapables de soutenir Ormantes jusqu'au bout, et prédisposés à l'échec, tandis que lui n'abandonnerait jamais. Intimement persuadé d'être, en dernier ressort, le seul véritablement égal à la tâche, il arpentait les ruelles du village et le chemin de ronde, le jour, la nuit, dévisageant à leur insu ceux qui étaient encore, à cette époque, ses alliés, scrutant leurs traits fugaces, sondant leurs âmes tourmentées. Jusque sur les visages des plus ardents, des plus courageux, il décelait des signes de faiblesse, des lézardes discrètes. Ils n'étaient pas taillés du même bois. Bien sûr, il ne pourrait prouver sa valeur réelle, et l'étendue de sa supériorité, tant que les autres seraient là, et il en tirait quelque secret orgueil.

À présent qu'il était seul maître à bord, il sentait plus nettement se déployer toute l'envergure de sa propre persistance. Sur ses épaules atlantéennes reposait maintenant le sort d'Ormantes toute entière, et à mesure que les nuits passaient, au milieu des flambeaux et des pantins, il prenait de plus en plus clairement conscience d'avoir toujours été le seul réellement digne de mener à bien cette mission. Le boulanger, les chasseurs, le forgeron, le menuisier, le meunier et même le bourgmestre, tous avaient fini, après des mois de grands discours, par prendre la poudre d'escampette. Lucien, quant à lui, n'avait jamais été beau parleur. On lui reprochait même, les soirs de fête, son caractère obstinément taciturne : « une vraie statue de sel », disait-on de lui, quelquefois. Mais il savait quelle grande tâche l'appelait. Les habitants de la cité bavardent et s'agitent, c'est leur lot. Quant aux piliers, ils se taisent.

À présent, il était le bourgmestre, le forgeron, le boulanger, les chasseurs, le meunier, le menuisier. Et même tous les autres. Il jouait tous les rôles, était tous les acteurs à la fois, et le metteur en scène. Il tirait les ficelles, ainsi que quelques coups de feu au passage, et faisait danser dans la nuit les mille lueurs d'or qui maintenaient à Bête à distance. Un jour, peut-être, quelqu'un viendrait le relever, et il serait alors considéré comme le sauveur d'Ormantes. En attendant, il prenait plaisir à se savoir le gardien du phare, penché chaque nuit sur la mer sombre d'Endauges où grouillaient toutes sortes de monstres insoupçonnés. Il n'avait jamais vu la mer, en vérité, il en avait seulement entendu parler, mais si elle existait quelque part, elle ne devait pas être bien différente de la forêt. Au temps où les Anciens d'Ormantes y vivaient encore, ils avaient un dicton : Ce qui est dehors est comme ce qui est dedans. Lucien avait toujours aimé les dictons des Anciens, leur sonorité de vérités simples et irréfutables, sans véritablement comprendre où ils voulaient en venir. Peu importait, en fin de compte, puisqu'ils étaient partis, eux aussi.

Petits Démons et Fantômes FamiliersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant